L’orthographe, la grammaire et la pensée

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 C’est dans les mots que nous pensons

A priori, fautes d’orthographe, « fautes d’inattention », coquilles et bévues n’empêchent pas l’expression claire de la pensée. Quoique…

S’il semble normal, et parfois même parfaitement excusable, de faire des fautes d’orthographe (qu’on se souvienne de la difficulté de « la dictée de Pivot »), de nos jours, les problèmes liés à l’orthographe et à la grammaire sont pour le moins inquiétants. Le caractère de la difficulté est même sans précédent. Les fautes ne proviennent plus d’un mot compliqué à écrire, d’un mot dont la graphie est ignorée, d’une maladresse due à l’empressement ou à la fatigue, mais d’une méconnaissance générale de la langue. Corriger une erreur suppose de connaître la logique et le fonctionnement de la langue. Or, l’ignorance actuelle de la grammaire conduit nécessairement à l’incorrection, aux fautes d’orthographe. Selon le « Projet Voltaire » (« Service en ligne de formation à l’orthographe ») et le « Baromètre Voltaire » (instrument de mesure du niveau des Français en orthographe), depuis 2008, quatre millions de Français ont sollicité une remise à niveau en orthographe. Les chiffres mentionnés proviennent d’un échantillon de 145 000 personnes qui ont participé au « Projet Voltaire » lors de l’année 2016. De ce projet naît une photographie globale du niveau des Français en orthographe selon le sexe, l’âge et les régions.

Le cours de l’orthographe a chuté

Où sont passées les fautes d’orthographe d’antan ? Il ne s’agit pas seulement de se demander si « cauchemar » prend un « d », « souci », « parmi » et « malgré » un « s ». Aujourd’hui, le problème n’est pas tant un problème d’orthographe qu’un problème relatif à la nature même des mots et à la structure générale des phrases. Ignorant la nature et la fonction des mots, à l’école, les élèves ont de plus en plus de mal à écrire et à se faire comprendre. Devant la disparition de l’orthographe, l’éviction de la grammaire et l’effondrement des phrases, la stupeur du lecteur et du professeur est bien réelle et parfaitement légitime. Selon le « Baromètre Voltaire », « il faut attendre d’être en milieu professionnel pour qu’un peu plus de la moitié des règles soient initialement sues ». Il ne s’agit ici encore que de « 84 règles de base » relatives à l’orthographe et à la grammaire, « censées être maîtrisées au collège » comme l’orthographe de « diagnostic » ou la distinction entre futur et conditionnel (cf. infographie 1). Le « Baromètre Voltaire » donne une acception très large à « orthographe » : « manière d’écrire un nom, de conjuguer un verbe, d’accorder un adjectif ou un participe passé, mais aussi d’exprimer sa pensée avec précision, en employant le mot juste ». Ces « règles de base » sont réparties en deux catégories : la règle grammaticale comme « façon d’écrire un mot en conformité avec une règle de grammaire (accords, conjugaison…) » et la règle lexicale comme « façon d’écrire un mot en conformité avec l’orthographe figurant dans le dictionnaire ». Par exemple, il ressort que 70 % des Français savent que « mieux » prend un « x » ; il s’agit même de « la règle la mieux maîtrisée », c’est dire. 13 % seulement connaissent les règles d’accord du « participe conjugué avec l’auxiliaire avoir ». De tels résultats, si peu élevés, donnent à réfléchir… Le « Projet Voltaire » n’est pas l’analogue du TOEIC® ou du TOEFL®, qui, si efficaces soient-ils, ne sont que des tests du niveau d’anglais. Pascal Hostachy, co-fondateur du « Projet Voltaire », insiste sur ce fait : « à la fin des sessions d’entraînement, les participants ont réellement progressé en orthographe, ils ont acquis des règles leur permettant de mieux écrire ». La technologie du « Projet Voltaire » est capable de construire des modules d’e-learning qui s’adaptent à « l’apprenant ». Pascal Hostachy, scientifique et littéraire de formation, a imaginé « une intelligence artificielle fonctionnant sur le modèle de l’ancrage mémoriel® permettant, en orthographe grammaticale, de maximiser l’acquisition d’automatismes ». Le plus important est « l’assurance qu’à la fin les gens savent ».

À l’école, le rapport à la langue semble devenir de plus en plus phonétique ou oral, si bien que les « apprenants » donnent l’impression d’avoir fait français LV2 – d’autant qu’ils sont si nombreux à écrire « langage » à l’anglaise (« language »). Ainsi, n’est-il pas rare de lire « appart entière » (pour « à part entière »), « confus et ment » (pour « confusément ») ou « au par avant » (pour « auparavant »). La médiation des règles et du sens n’a pas lieu entre ce qu’entend l’élève et ce qu’il écrit. Il écrit immédiatement, à la hâte, sans réfléchir : écrire « appart entière » est le signe que l’élève ignore absolument le sens de ce qu’il est pourtant en train d’écrire. Nombreux sont également ceux qui, pour « simplifier la langue », refusent tout bonnement l’homonymie : « été » ne peut plus signifier autre chose que la saison ; exit le participe passé de l’auxiliaire « être ». L’homonymie devient dès lors problématique, et des mots différents acquièrent le même sens dans l’esprit de l’élève : censé/sensé, parti/partie, davantage/d’avantage… sont confondus et tenus pour strictement équivalents. Une fois une définition apprise par cœur (sans être nécessairement comprise, mais seulement ânonnée pour les besoins d’une interrogation), le mot ne peut plus avoir que ce seul sens. De plus, perdant la relation à la nature des mots, des terminaisons verbales permettent désormais – si, si – de conjuguer les adjectifs : « ils sont sagent » (pour « ils sont sages ») ou encore « ils étaient fatiguaient » (pour « ils étaient fatigués »). L’ignorance de la distinction entre les verbes d’état et les verbes d’action, et l’incompréhension de la concordance des temps, ajoutent de la confusion à la confusion dans l’exercice de la pensée. Selon le « Baromètre Voltaire », les « règles d’accord du participe passé », « l’emploi des temps », « l’accord du participe passé avec le COD placé avant » sont des règles maîtrisées initialement par « moins d’un Français sur cinq ».

Que dire également de la raréfaction de la ponctuation mêlée à l’apparition d’une ponctuation théâtralisée qui trahit l’absence de sens de la phrase : « !!! », « ?! », et bientôt « :-) » ou « :-( » ? Maîtriser la ponctuation permet de conférer son unité à la phrase, à l’ensemble des propositions. Il est urgent de réaffirmer que l’écrit n’est pas de l’oral sur papier, que les règles d’usage ne font pas autorité seulement pour déstabiliser l’élève et l’empêcher de « se réaliser ». Sinon, on construit des phrases comme elles viennent et nos oreilles semblent bouchées car nous n’entendons plus que les phrases sonnent faux ou mal. L’usager de la langue semble n’avoir aucun souci de bien faire, de bien parler, de bien écrire.

Crise de l’orthographe et crise de l’autorité

Puisque la nature des mots (ou ce que la pédagogie récente appelle les « classes grammaticales ») n’est plus sue, voire carrément rejetée comme d’emblée ennuyante et castratrice, c’est l’idée même de structure ou de cadre qui est rejetée. Les mots ne sont plus identifiés en fonction de leur nature (verbe, adverbe, nom…). Toutes les règles impliquent un cadre stable, quelque chose de fixe qui serve de repère dans l’expression. De tels repères nous précèdent, ils sont toujours déjà là dans l’histoire, la langue, la culture. Nous héritons de ces règles qui font ce que nous sommes et ce que nous pouvons devenir. Nous ne tenons pas nos capacités de nous-mêmes, mais de ce qui nous précède. Or, ignorer la nature des mots et les structures fondamentales de la langue revient à soutenir, même inconsciemment, que l’individu peut se passer de cadre, d’autorité et de formation. En un mot, qu’il peut faire ce qu’il veut comme bon lui semble. C’est ainsi que l’« apprenant » se retrouve « au centre du dispositif scolaire », à la place du « maître » censé incarner l’autorité de la culture. Ce qui devrait être au centre est décentré par les réformes ; ce qui devrait être au cœur de l’enseignement fait désormais partie du décor, est secondaire. L’intrigue première du théâtre scolaire est reléguée au rang de décor encombrant. Partant, le bouleversement linguistique actuel est peut-être le symptôme d’un tremblement de terre social, familial et scolaire, au sein duquel la nature des mots est ignorée, comme d’ailleurs celle des parents, des élèves et des professeurs.

Depuis une trentaine d’années, les réformes de l’Education nationale ont eu pour effet de limiter, voire d’annuler toute forme de médiation au sein de l’Ecole. Entre l’élève et lui-même, entre ses désirs et leur satisfaction, pas de délai, pas de médiation : « Je fais c’que j’veux. Et pis d’abord, t’es pas mon père ! ». Le langage n’est plus ce qui permettait à la culture, au monde et au passé de séparer l’élève d’avec lui-même, de le décentrer en l’éloignant de son nombril, d’établir cette distance qui permet la maîtrise, du corps d’abord, de l’esprit ensuite. Écrire correctement, c’est écrire comme tout le monde, c’est ressembler ou appartenir à la communauté. Or, il s’agirait actuellement de faire croire que l’élève peut se passer de formation, qu’il est seul à l’origine de lui-même. De la même manière que le self-made-man, l’élève est « au centre » et « se réalise par lui-même ». Aucun doute sur ce point : sans repère et étant la mesure de toute chose, l’élève invente l’orthographe par lui-même. Dans ce domaine, il est parfaitement autodidacte !

En refusant l’autorité de la langue et en ignorant de plus en plus la culture et le monde qui le précèdent, l’« apprenant » devient d’une certaine manière xénophobe, haineux envers ce qui n’est pas lui ou ce qui ne le concerne pas directement. Il est un individu incomparable à tout autre, en tout point différent. Tout ce qui apparaît comme n’étant pas lui est rejeté. Ne parlant pas la même langue que son voisin (de classe), aucune communauté ni aucune compréhension ne peuvent émerger. Ceci explique en partie l’ambiance surchauffée et délétère de certaines salles de classe. Rémi Coutenso, professeur de philosophie à l’Institut de Genech, soutient que « la question du niveau de l’orthographe recèle des présupposés qui doivent être mis au jour afin d’éviter les diagnostics à l’emporte-pièce, souvent déclinistes ». On ne peut pas, en partant seulement de l’analyse de la maîtrise de la langue, crier haro sur les « jeunes » et les taxer d’inculture. La crise de l’éducation procède d’une crise de l’autorité au sens large : non pas seulement de l’autorité parentale et professorale, mais de l’autorité de la culture, du passé et du monde. Le fil de la tradition semble de plus en plus ténu. L’idée d’autorité fonctionne ici avec celle de modèle : si le modèle fait autorité, alors le désir mimétique de ressemblance est réel. Or, si la langue ne fait plus autorité, il n’est pas possible de susciter chez l’« apprenant » un désir d’appropriation. L’orthographe fonctionne comme un art d’imiter les modèles que sont les mots. Si nous assistons actuellement à une crise de l’orthographe, cela peut vouloir dire que nous éprouvons collectivement une crise du modèle, lequel ici n’est rien d’autre que la langue française. L’orthographe n’est qu’une partie d’un tout qui la déborde et qui contient l’histoire, le monde et la tradition, en un mot la culture. C’est pourquoi penser le niveau d’orthographe pour lui-même n’est pas une approche suffisante. C’est mesurer avec effarement le délitement sans se préoccuper de ses causes (cf. infographie 2).

Sans orthographe, pas de communauté ?

La question du niveau de l’orthographe aujourd’hui déborde le cadre de la seule réflexion sur l’orthographe. Depuis François 1er et l’édit de Villers-Cotterêts en 1539 se mettent en place les canons de la langue française. Avec Louis XIV, le français incarne l’esprit du royaume de France : c’est dans cette langue que désormais « nous » pensons. La langue devient l’instrument de création et d’unification de la nation. La France devient une langue (qui servira l’expression des « lois » par le législateur), un peuple et un territoire. Et Rémi Coutenso d’ajouter deux éléments : « La langue française est devenue la langue du droit comme modèle à imiter aussitôt que l’on s’adressait à un représentant de la loi. L’essor de la langue nationale contribua à l’essor de la nation ». Par et à travers la langue se forge l’esprit de la communauté. La langue n’est pas d’abord un instrument de communication qui permet de véhiculer des « messages » (il y a les facteurs pour cela). La langue, contrairement à l’usage qu’en font, entre autres, le marketing et les agences de com’, n’est justement pas un instrument de communication, ni un outil. Elle est en premier lieu notre mode d’existence, ce grâce à quoi nous donnons du sens. La langue est essentiellement ce par quoi l’homme habite une culture et investit le monde d’éléments symboliques et communs. Les mots sont ce par quoi une communauté peut s’établir. Or, si une langue commune, connue et maîtrisée de tous, n’existe plus, il apparaît de plus en plus difficile de créer une communauté. L’histoire de la langue est liée à celle de la nation. Si la langue est le fondement de la soumission à la nation, l’effondrement de la nation conduit à l’effondrement des phrases. Le règne du post-orthographique ou sans-orthographe semble lié à celui du post-national ou de la mondialisation. Dans le contexte de la mondialisation, on pourrait dire que le cours de l’orthographe a chuté car le fil de la tradition s’est rompu. Par suite, que penser du devenir de la communauté quand l’inculture lexicale des élèves ou des « jeunes » est telle qu’ils ne possèdent en moyenne qu’entre 800 et 1000 mots de vocabulaire, souvent moins…

Maîtrise de l’orthographe et du discours

Le niveau d’orthographe, l’abandon de la grammaire et les carences lexicales sont tels qu’il devient à l’élève de plus en plus difficile de s’exprimer. Le « Baromètre Voltaire » ne porte pas sur des phrases complexes, encore moins sur la rédaction d’un paragraphe dont l’idée principale, même simple, doit être exposée clairement et distinctement. Ici, bon nombre de collégiens et de lycéens sont plus qu’en difficulté. Au sens du « Baromètre Voltaire », l’orthographe est également synonyme d’expression claire : « exprimer sa pensée avec précision, en employant le mot juste ». L’orthographe en tant que telle laisse la place au lexique, au sens et à la pertinence de la démonstration, de l’explication ou de l’interprétation. Il ne s’agit pas d’écrire bien pour écrire bien (« ortho-graphe » signifie en grec « écrire justement, régulièrement ou correctement »). Ne pas faire de faute n’est pas une finalité en soi. L’idéal d’une rédaction intégrale sans coquille est un songe creux. Bien écrire implique que la langue soit maîtrisée et, pourquoi pas, réinvestie subjectivement dans un style personnel. Avant d’avoir un style, il faut maîtriser les canons de la langue. En elle-même, la faute n’est pas blâmable. Ce qui est regrettable, c’est qu’à n’être plus capable de faire des phrases complexes correctes, on devient peu à peu incapable de penser par soi-même, on s’exprime de manière de plus en plus confuse, grossière et approximative. La maîtrise de la langue est la condition de la nuance, comme de l’esprit d’analyse et de finesse (cf. infographie 3). Pour préciser nos idées, nous avons besoin des mots, mais aussi de la syntaxe. La grammaire sert à enchaîner les mots selon un ordre d’exposition cohérent et logique. Les idées se précisent à mesure qu’elles sont exposées dans des phrases. Sinon, elles restent obscures, vagues et imprécises. Si à cela s’ajoutent des fautes d’orthographe…

La maîtrise de l’orthographe, et plus généralement le maniement de la langue, sont une distinction sociale. Pour les « héritiers », la langue est considérée comme un signe de distinction et de richesse. Selon le « Baromètre Voltaire », « le niveau en orthographe progresse tout au long de la vie » et il progresse « du collège à l’entreprise » (cf. infographie 4). Il serait intéressant de croiser les données de ce « Baromètre » avec une analyse sociologique des participants au « Certificat Voltaire » (« Certificat de niveau en orthographe » remis suite à un QCM portant sur 195 phrases). Afin d’améliorer encore l’instrument de mesure du niveau des Français en orthographe, Pascal Hostachy indique que « dans le prochain «Baromètre Voltaire», une attention particulière sera portée sur la collecte des données sociologiques des participants ». Les Hauts-de-France représentent la région dont le nombre de candidats a augmenté le plus en 2015-2016 : « La moitié nord de la France se motive de plus en plus pour améliorer son orthographe ! ». C’est seulement ou surtout au travail que les Français prêtent une attention accrue à l’orthographe. Le « Baromètre Voltaire » indique que le site Question-orthographe.fr est consulté par plus de « 300 000 visiteurs par mois » et que « l’activité est deux fois plus intense en semaine que le week-end : 5 600/jour contre 2 660 le vendredi ». D’ailleurs, de nombreux grands groupes reconnaissent désormais le « Certificat Voltaire ». C’est dire si au sortir de l’Education nationale, le diplôme ou l’examen ne sont peut-être plus des gages suffisants de maîtrise correcte de l’orthographe. Pascal Hostachy ajoute que « dans les CV, un bon score au «Certificat Voltaire» est un marqueur très positif puisque l’orthographe est un élément de discrimination à l’embauche ».

Il nous reste donc à retourner à nos Bled et nos Bescherelle…

Joseph Capet

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