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Un biologiste et immunologiste explique pourquoi, si un vaccin est mis au point, il ne sera éventuellement sûr que d’ici à un an ou deux.
Une analyse publiée par The Conversation France.
L’entreprise pharmaceutique AstraZeneca, qui s’est associée au Jenner Institut (Université d’Oxford), a déclaré être en mesure de produire un milliard de doses de son vaccin ChAdOx1 n-CoV-19 contre le Sars-CoV-2 responsable de la covid-19, et pouvoir commencer les livraisons dès septembre 2020.
Le temps moyen pour produire et valider un nouveau vaccin varie de 7 à 15 ans. En situation d’urgence, comme pour l’épidémie d’Ebola de 2014 en Afrique de l’Ouest, ce délai a été ramené à 5 ans.
Quelle est la stratégie d’AstraZeneca ?
Un vaccin recombinant
Il s’agit d’un vaccin vivant recombinant. Il repose sur l’utilisation d’un adénovirus de chimpanzé modifié par génie génétique pour servir de vecteur viral. Baptisé ChAdY25/ChAdOx1, ce vecteur peut être utilisé pour produire des protéines d’autres virus ou de bactéries, contre lesquel.les on souhaite faire réagir le système immunitaire. Dans le cas du Sars-CoV-2, il s’agit de la protéine S (Spike), située à sa surface, qui lui sert de « clé » pour pénétrer dans les cellules qu’il infecte. ChAdY25/ChAdOx1 a déjà été employé comme vecteur par le Jenner Institut pour développer des vaccins expérimentaux contre le virus Influenza (la grippe), contre la tuberculose, ainsi que contre le coronavirus Mers-CoV.
Les résultats des essais cliniques de phase I de ces trois vaccins ont été publiés, en 2018 pour l’influenza et en 2020 pour la tuberculose et le Mers-CoV. Ils révèlent que ces vaccins sont bien tolérés et capables d’induire une réponse immunitaire spécifique de leurs cibles vaccinales. Cependant, ces études n’ont été réalisées que sur de petits groupes de moins de 50 individus, composés d’adultes en bonne santé. Et elles ne démontrent pas que ces vaccins sont protecteurs.
Le 13 mai 2020, une étude évaluant la capacité du ChAdOx1 n-CoV-19 à induire une réponse immunitaire spécifique et une protection contre le Sars-CoV-2 chez l’animal (souris et macaques rhésus) a été publiée en preprint (ce qui signifie que ces travaux n’ont pas encore été analysés par les pairs, autrement dit par des experts du domaine). Les résultats indiquent qu’une injection en intramusculaire de ce vaccin induit la production d’anticorps spécifiques et le développement d’une immunité cellulaire. Suite à une inoculation de Sars-CoV-2, les animaux vaccinés depuis 28 jours présentent en effet une charge virale réduite dans les poumons (par rapport aux animaux qui ont reçu un placebo), ce qui démontre la capacité du vaccin à induire une protection.
La stratégie du « tout en même temps »
Un essai clinique de phase I visant à déterminer l’innocuité et l’immunogénicité du ChAdOx1 nCoV-19 chez des volontaires britanniques adultes, sains et âgés de 18 à 55 ans, a été commencé en avril 2020 et devrait se terminer en mai 2021. Plus de 1 000 vaccinations ont déjà été administrées et un suivi est en cours. Un essai de phase II/III sur une cohorte de plus de 10 000 individus, avec des enfants et des adultes de plus de 70 ans, est aussi en préparation, afin d’estimer la protection conférée par ce vaccin.
La production à grande échelle du vaccin ChAdOx1 n-CoV-19 a été lancée sans attendre les résultats de ces essais cliniques. C’est la stratégie du « tout en même temps ». La société AstraZeneca fait donc le pari que son vaccin sera protecteur et sûr chez l’humain.
Avait-elle le choix ? Non, car de nombreuses entreprises se sont lancées dans une guerre sans merci et tentent de produire le plus rapidement possible un vaccin contre la covid-19 pour s’emparer du marché.
Le cas du premier vaccin contre la dengue
S’il est envisageable de disposer dès septembre 2020 d’un milliard de doses de ChAdOx1 n-CoV-19, on ne disposera à cette date que d’un faible recul pour juger de l’effet de ce vaccin sur les multiples groupes à risque. Il sera aussi impossible de prédire sa durée de protection. Or, les mésaventures du premier vaccin contre le virus de la dengue, le Dengvaxia produit par Sanofi Pasteur, soulignent bien l’importance de disposer d’un important recul pour analyser les effets d’un vaccin.
À l’époque, deux larges études cliniques de phase III impliquant plus de 30 000 participants furent réalisées pour tester le Dengvaxia, dans des pays d’Asie et d’Amérique du Sud. Après 25 mois de vaccination, on observa une forte réduction du taux de dengue sévère dans le groupe vacciné comparativement au groupe placebo, ce qui laissa penser que le vaccin était sûr et efficace. Il fut approuvé et autorisé dans de nombreux pays.
Cependant, une analyse des données de la troisième année de l’essai réalisé en Asie suggéra une augmentation des formes sévères de dengue chez les enfants vaccinés. Ce résultat amena Sanofi à interrompre en 2017 une campagne de vaccination d’un million d’enfants aux Philippines.
Une étude publiée en 2018 confirma une augmentation significative des formes sévères de dengue chez les plus jeunes enfants vaccinés qui n’avaient jamais été infectés auparavant par la dengue. Les cas de dengue sévère et les décès chez les enfants vaccinés aux Philippines furent attribués au vaccin, et les autorités du pays intentèrent une action en justice contre les dirigeants de Sanofi et les scientifiques en charge du vaccin. Ce procès est toujours en cours.
Cette controverse contribua à briser la confiance du public dans le vaccin contre la dengue aux Philippines et accru l’hésitation vaccinale envers tous les vaccins, avec pour conséquence un refus des parents de vacciner leurs enfants contre les maladies infantiles telles que la rougeole. La diminution de la couverture vaccinale aux Philippines a déjà eu des conséquences dramatiques : elle a entraîné une flambée des cas de rougeole en 2019 (12 700 cas, avec plus de 203 décès), alors que le vaccin contre cette maladie est accessible gratuitement et considéré comme parfaitement sûr.
La prudence est de mise
Il est techniquement possible de développer et produire un vaccin contre la covid-19 en moins d’une année. Mais il semble difficile de réunir dans ce délai les données nécessaires pour garantir l’efficacité et la sécurité dudit vaccin. L’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (FDA) recommande d’ailleurs un suivi des participants aux essais cliniques d’au moins un ou deux ans.
Malgré tout, le gouvernement américain a déjà affiché ouvertement sa volonté de disposer au plus vite et en priorité d’un vaccin contre la covid-19. En réponse, Allemagne, France, Italie et Pays-Bas ont signé un accord avec AstraZeneca pour la fourniture de 300 millions de doses.
Pour Suerie Moon, la codirectrice du Global Health Center de l’Institut des Hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève, cette situation indique que « jamais le vaccin n’a été à ce point considéré comme un bien stratégique, essentiel à la sécurité nationale, à la reprise économique et à la santé publique ». Reste à espérer que la disponibilité d’un vaccin ne poussera pas les gouvernements à l’imprudence. Le rapport coût-bénéfice d’une vaccination de masse doit en effet être soigneusement évalué.
Un échec aurait des conséquences dramatiques, notamment en augmentant l’hésitation vaccinale dans le monde. La réduction de la couverture vaccinale contre d’autres maladies infectieuses qui en résulterait pourrait causer à terme plus de dommages que la pandémie de Sars-CoV-2 elle-même.
Éric Muraille, biologiste, immunologiste, maître de recherches au FNRS, Université Libre de Bruxelles, en partenariat avec la filière journalistes et scientifiques de l’ESJ de Lille.