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Le Professeur Daniel Marcelli, pédopsychiatre (enfants, mais aussi adolescents), a écrit un livre (1) sur la rage des jeunes et les moyens de la faire évoluer de manière positive, qui sort en septembre. Éclairant.

Président de la Fédération nationale des écoles des parents et des éducateurs (FNEPE), vous avez écrit de nombreux ouvrages. Pourquoi celui-ci sur la rage ?

Il s’agit d’une logique, d’une suite dans mes idées. J’ai beaucoup travaillé sur l’autorité parentale dans des livres concernant plutôt l’enfance. Sachant que je suis aussi psychiatre d’adolescents, et que je n’avais jamais écrit d’essais sur le sujet, j’ai décidé de franchir le pas. J’ai remarqué que depuis cinq ans environ, peut-être un peu plus, les adolescents disent très facilement qu’« ils ont la rage ». L’expression est devenue courante, particulièrement en banlieue. Certains d’entre eux emploient même la tournure « j’ai le seum », qui veut dire « venin » en arabe. Je lis beaucoup, et je me suis aperçu aussi de l’irruption du mot rage chez les auteurs contemporains. Prenons par exemple Virginie Despentes, chez qui le mot est tellement présent au fil des pages qu’il est devenu un ressort explicatif de la description d’un personnage. Il m’est donc apparu primordial de traiter la question.

Avez-vous l’impression que le phénomène a considérablement augmenté ?

Je ne suis certainement pas partisan du « c’était mieux avant », ou du « c’était moins bien hier ». C’était tout simplement différent, sans hiérarchie possible entre les époques. Auparavant la colère était dirigée contre une chose ou une personne, quand la rage se dirige sur un objet indéterminé et est d’ailleurs plutôt un état. Il s’agit même d’un « état tensionnel », qui précède la rencontre avec la personne ou l’objet. Si la personne qui « a la rage » se sent acceptée, l’énergie devient positive. Si elle se sent repoussée, elle va devenir destructrice. La rage est ce qu’on nomme un état primaire, narcissique. Nous pouvons tous ressentir ce sentiment.

Quelles sont les conditions qui favorisent l’état de rage ?

Les deux circonstances qui encouragent la rage sont la solitude – physique ou psychologique, avec le sentiment d’être incompris – et l’impuissance. Ce dernier sentiment équivaut à avoir l’impression de ne plus avoir de rôle à jouer dans et sur le monde, d’être en pure passivité, de devoir attendre. Et il arrive fréquemment que ces deux conditions se rencontrent, notamment dans la petite enfance entre deux et quatre ans lors des crises d’opposition, dans l’adolescence lorsqu’on se sent incompris et impuissant, et enfin lorsqu’on est âgé, proche de la sénilité. Les crises de rage sont courantes dans les EHPAD.

Concrètement que peut-on préconiser à l’entourage ?

Je vous citerai l’exemple de ces personnes âgées, un peu démentes, qui veulent sortir de l’établissement et restent impuissantes parce qu’elles ne connaissent pas ou ont oublié le code de la porte. Elles entrent alors en crise de rage. Si on les affronte elles deviennent agressives, mais si on leur parle des fleurs qu’elles aiment, si on les détourne sur des objets pour lesquels elles ont un intérêt ou sur des objectifs, on passe sur un mode positif et tout est oublié. Les adolescents éprouvent souvent ce sentiment d’être incompris et de n’arriver à rien dans la vie. Mais si un éducateur, un professeur de sport parvient à découvrir leur don et à les soutenir dans leur investissement, cette rage se transforme en fierté. Le potentiel de créativité ne demande qu’à germer chez certains jeunes, à condition qu’ils soient aidés. Si on se moque d’eux, si on les dévalorise, ils voudront tout casser. Le potentiel de destruction et de radicalité est bien présent.

Est-ce que tout le monde est logé à la même enseigne en ce domaine ?

Nullement. Ceux qui sont bien dans leur peau à la base, et qui ont une certaine estime d’eux-mêmes, seront plus facilement convaincus de revenir dans le droit chemin. Ce sentiment de valoir le coup ne demande qu’à éclore chez eux, quand les autres ont des capacités de créativité enfouies sous des couches de sentiments négatifs, comme l’impression d’être nuls dans tous les domaines. Des trésors de patience et d’obstination sont nécessaires pour les faire évoluer, alors que la société n’est pas toujours bienveillante à leur égard. Ils ont alors tôt fait d’accroître leur rage, particulièrement dans les quartiers défavorisés et dans les banlieues. Le principe d’aide est certes facile à comprendre, mais la mise en place est plus difficile chez certaines populations et dans certaines zones. L’injustice ? Elle existe, l’effet boule de neige négatif y est indéniablement plus fréquent.

La rage est-elle souvent traitée dans la littérature ?

Peu d’ouvrages essaient en fait d’analyser la rage sur le fond. La sociologie fait souvent le constat que « les ados ont la rage », sans pour autant approfondir le concept. C’est dommage, car en filigrane transparaît une problématique : nous sommes passés du sujet à l’individu. Dans les années soixante-70-80 l’état de révolte correspondait à un sentiment de ne pas être libre, pour la jeunesse. Maintenant cette liberté est acquise, il n’y a plus grand-chose contre quoi se révolter. Nous sommes dans le règne de l’individu. Finies les révoltes et revendications d’antan, l’individu exige désormais la reconnaissance des autres. La rage est une émotion de l’individu.

Quelle est la solution à une telle frustration ?

Pour répondre à cette exigence de prise en considération, trois attitudes sont recommandées : l’attention, la considération et la reconnaissance. Les individus ont besoin de ces trois éléments pour bien vivre ensemble et pour « rebondir », expression couramment usitée. La rage est un état de tension qui peut permettre de rebondir. C’est peut-être la première qui manque le plus dans notre société, les jeunes qui font des bêtises pour justement attirer l’attention ont directement affaire aux forces de police. Tous les adolescents ont un besoin de reconnaissance marqué. Si en plus on leur offre des capacités d’exprimer leur créativité, tout ira mieux. De vraies réponses sont donc expérimentées dans les maisons d’adolescents, les maisons de quartier, les associations… où les jeunes sont mis en lien avec des adultes qui les font persister dans leurs disciplines de prédilection, afin qu’ils soient reconnus par les autres. La dimension d’acharnement et de persistance est importante. Il faut souligner que ces établissements évitent l’explosion sociale. Au-delà de l’action des maisons d’adolescents et des éducateurs on trouve les réponses thérapeutiques avec les maisons de soins, de médiation. La rage est un affect de vie, elle survient quand on est touché au vif, c’est le signe qu’il existe quelque chose de créatif en la personne. Cela se transformera en envie de créer ou de détruire, selon qu’on y répondra d’une bonne ou d’une mauvaise manière. Il est intéressant d’étudier ce phénomène dans la perspective de « déradicalisation » de jeunes terroristes.

Une mauvaise réponse fournie devant le sentiment de rage peut donc mener à une radicalisation de l’individu ?

Le jeune qui est renvoyé dans ses cordes a tendance à s’isoler, puis à aller chercher des réponses sur Internet. Soit il se plonge à outrance dans le porno, jusqu’à 5 heures par jour, ce qui conduit à la frustration puis à un certain sentiment d’humiliation et de dégradation de soi-même. Soit il se perd dans les sites « complotistes ». Et celui qui a une mauvaise estime de lui-même sera inévitablement flatté d’être au courant d’une chose que les autres ne connaissent pas. Cette notion de rentrer dans un cercle d’élus est importante. Les sectes fonctionnent d’ailleurs ainsi, en donnant le sentiment à leurs membres d’être meilleurs qu’ils ne le sont. Puis ils peuvent rencontrer un séducteur qui fera jouer ses charmes. Ce schéma s’enclenche malheureusement très tôt, entre 13 et 16 ans, et au terme du cheminement ce sont des jeunes radicalisés que l’on retrouve à 19 ans. Les biographies de tous ceux qui ont commis des attentats, écrites par des journalistes, sont à ce titre très instructives. Les frères Kouachi étaient ainsi soumis à des crises de rage dans leur jeunesse…


« Avoir la rage – du besoin de créer à l’envie de détruire », du Pr. Daniel Marcelli, Albin Michel, septembre 2016.
Mais aussi : « Il est permis d’obéir » (2009), Le Règne de la Séduction (2012).

Julien Tarby

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