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L’enfance de l’étonnement
« Pourquoi ceci ? Pourquoi cela ? » Questions typiques des enfants. Questionnement par excellence de la philosophie. Faire de la philosophie, c’est dire les causes pour chaque chose, y compris avec les enfants.
Si la philosophie commence par l’étonnement, alors les enfants semblent être les plus disposés à philosopher. Toutefois, en France, la philosophie n’est pas au programme dans les classes de maternelle ou du primaire. Heureusement, de plus en plus d’initiatives pédagogiques, associatives et éditoriales permettent aux enfants de découvrir la joie qu’il y a à penser par soi-même. D’ailleurs, une chaire UNESCO a été inaugurée en novembre 2016 : « Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale ». Désormais, la philosophie n’est donc plus réservée à la seule classe de Terminale. Cette ouverture de la philosophie à la jeunesse profite à tous, à commencer par nos petits philosophes qui déplacent les lignes de l’enseignement et de la pratique traditionnels de la philosophie.
On se souvient tous de son « prof de philo ». Que le souvenir soit celui d’un professeur exceptionnel qui nous a initiés aux problèmes fondamentaux de l’existence ou d’un professeur exceptionnellement ennuyant, au discours apparemment incompréhensible, on se souvient. L’indifférence par rapport au cours de philosophie semble impossible. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui se souviennent encore de leur note de philosophie au Baccalauréat, voire du libellé du sujet retenu à l’époque. Néanmoins, l’exercice de la réflexion n’est pas réservé exclusivement à l’année de Terminale où, à moins d’être en Terminale Littéraire, le faible coefficient a souvent raison de l’investissement de l’élève. Les Grecs n’ont pas inventé la philosophie pour passer le Baccalauréat ! C’est en remontant à l’origine même de cette discipline que des projets pour faire de la philosophie avec les enfants ont vu le jour. Puisque la philosophie pose des problèmes d’Homme, personne ne peut y être indifférent et il semble que l’enfant soit par excellence disposé à (se) poser de tels problèmes.
La philosophie fait peur… aux grands
Des heures passées à « gratter un cours » difficile à comprendre. Un poignet droit douloureux. Des impasses souvent. Quatre heures d’examen en fin d’année. Une note souvent moyenne au Baccalauréat. La difficulté de la réflexion, l’apprentissage de citations, un jargon peut-être déroutant font que la philosophie est parfois considérée comme une discipline de premier de classe, un amusement d’« intello », une distraction bien inutile. Avec l’ornière de la note, l’essentiel semble perdu. Charlie Renard, professeur de philosophie, professeur de culture générale en classes préparatoires au lycée Saint-Joseph du Havre, membre de l’association « Les amis de la Renaissance », anime des ateliers philosophiques à Gonfreville l’Orcher près du Havre et remarque que « sans l’appréhension de la notation, sans a priori et avec l’attrait de la nouveauté, la philosophie est nécessairement bien accueillie par les enfants ». En effet, la « philo » ne sert pas à avoir une bonne note, mais à construire une représentation du monde et un rapport raisonné aux autres et à soi-même. Or, c’est justement pour renouer avec ce qu’elle fut à l’origine — un dialogue —, que tant de projets avec les enfants se mettent en place. Avant d’être une discipline scolaire et écrite, sanctionnée par une moyenne annuelle et une note à l’examen, la philosophie est avant tout un dialogue, un échange construit avec Autrui portant sur les problèmes fondamentaux de l’existence humaine. Lors des ateliers de philosophie, l’enfant comprend très vite qu’il n’est pas là pour bavarder. Il parle à l’adulte et aux enfants autour de lui. Il s’agit bien pour lui de faire entendre son point de vue. À la manière de Titeuf, les enfants disent « J’suis pô d’accord » et comprennent qu’ils doivent dire ce qu’ils pensent et penser ce qu’ils disent. Le regard des autres est assez peu intimidant et presque toutes les mains se lèvent pour répondre aux questions. « Dès lors que les enfants comprennent qu’ils ne sont pas jugés, alors spontanément ils n’ont plus peur de leurs réponses et comprennent que les questions sont peut-être plus importantes encore que les réponses », ajoute Charlie Renard. Les petits n’ont pas réellement conscience de la différence. Au fil des séances, ils affirment que le désaccord n’est pas gênant et que « c’est génial qu’on pense pas tous pareil ».
Animer les concepts
En Terminale, le professeur évalue des connaissances et des compétences philosophiques. Il est en droit d’attendre une culture philosophique maîtrisée et clairement restituée à l’occasion d’une dissertation ou d’une explication de texte. L’échéance de l’examen et la lourdeur des programmes font que le professeur est davantage un maître qu’un animateur. Les élèves de Terminale ont assez peu la parole puisqu’il faut nécessairement « avancer dans le programme ». Aurélie Ropa, après avoir été assistante de Cité-Philo (Semaines européennes de la philosophie) à Lille pendant dix ans, et après avoir fondé l’Association « Philambule Ateliers de philosophie » en 2015, aime à se définir comme « animasophe », animateur pédagogique qui donne confiance aux petits, qui lance la discussion, distribue la parole et tire le fil rouge de l’atelier. En amont de l’atelier, l’« animasophe » travaille sur une thématique en prévoyant toutes les questions possibles. En quelque sorte, l’animateur pédagogique dessine le squelette de la séance, mais, à la fin, ce sont toujours les enfants qui dessinent le bonhomme.
Avec les petits, l’espace est particulier et n’est pas celui d’une salle de classe traditionnelle : les enfants sont en rond, assis par terre, prennent assez peu ou pas de notes, (demandent à retirer leurs chaussures). L’animateur n’est pas debout devant eux, mais à côté d’eux, à leur côté et à leur écoute. Pour instaurer une « communauté de recherche » avec les enfants, l’animateur doit être bienveillant et dans l’accueil ou le non-jugement. Pour que les conditions d’un débat philosophique réel soient réunies, Aurélie Ropa — à force d’essais, de tâtonnements et de lectures —, a dégagé des piliers fondamentaux : commencer par énoncer les règles (soit de manière magistrale, soit en les découvrant avec les enfants) ; être bienveillant (en définissant avec les enfants ce que signifie veiller au bien d’Autrui) ; être dans le non-jugement (ne pas se moquer) ; respecter un principe de confidentialité (parfois les enfants verbalisent des expériences personnelles difficiles). Une fois ces règles d’or posées et comprises par tous, le débat peut se poursuivre. Des liens de solidarité se tissent très rapidement entre les enfants. Les enfants sont naturellement empathiques et curieux, si bien qu’« ils découvrent ou retrouvent le côté excitant de la pensée », ajoute Aurélie Ropa. L’image du philosophe est celle d’un homme tête en l’air. Dans la Lune, parce qu’il la regarde et cherche à en comprendre le mouvement. Parce que l’homme moderne manque de temps, il ne comprend pas l’attirance pour la lecture, la réflexion, le questionnement. On voudrait que toute action soit utile et rentable. Or, il semblerait que la réflexion philosophique n’ait d’autre fin qu’elle-même. Aurélie Ropa insiste sur le fait que « les ateliers de philosophie ne sont ni des cours de littérature, d’histoire ou d’éducation civique, encore moins des séances de thérapie, et qu’ils n’ont pas forcément vocation à être utiles ». Mettre en œuvre « une véritable pédagogie du questionnement » représente la nature même des ateliers philosophiques selon Aurélie Ropa. « L’essentiel, affirme Jean Paul Mongin, éditeur de livres philosophiques pour la jeunesse, est que l’enfant qui découvre la philosophie à travers la collection « Les petits Platons » prenne goût à articuler son questionnement. » L’art du questionnement, de la clarté et de la distinction dans le discours, tel est le propre de la philosophie.
Penser ensemble dans la joie
À partir du conte des frères Grimm « Le joueur de flûte de Hamelin », les questions de la justice et de la vengeance sont posées aux enfants. Charlie Renard se présente comme professeur de philosophie qui aide les enfants à réfléchir. Est-il légitime que le joueur de flûte revienne dans le village pour se venger ? Est-il juste qu’il capture les enfants ? Dès lors, les petits philosophes deviennent des jurés en culottes courtes qui doivent réfléchir avant de se prononcer et justifier leur réponse. Ils prennent immédiatement à cœur leur rôle de philosophe car ils sont responsables de la réponse qu’ils défendent. Au terme de ce projet (dix séances avec cinq classes de CM2 à la médiathèque de Gonfreville l’Orcher), Charlie Renard remarque trois temps dans les réponses des enfants : « D’abord, les petits donnent des phrases toutes faites, des lieux communs et cherchent « à dire bien » ou à donner à tout prix la bonne réponse ; ensuite, ils s’étonnent qu’on leur demande ce qu’ils pensent eux-mêmes d’une question, ils se demandent s’ils peuvent répondre véritablement ce qu’ils veulent ; enfin, ils s’arrachent avec jubilation aux lieux communs et à l’opinion majoritaire et cherchent à justifier leur position ». Pendant les ateliers, la présence des parents et des professeurs des écoles n’est pas souhaitée, car, malgré eux, ils réinstaurent une forme de domination qui inhibe et sclérose le discours des enfants. Quand les instituteurs sont présents, les enfants cherchent du regard leur approbation avant de s’exprimer. L’association « Philambule » ouvre parfois la dernière séance aux parents pour responsabiliser et les enfants et les parents. Aurélie Ropa insiste sur le caractère politique de son engagement : « Il s’agit de donner des rôles et que chacun les assume ; en aucun cas, il ne s’agit de faire à la place de ».
Des apprentis philosophes sans barbe
Dans leurs écrits, les philosophes alternent entre des passages dialectiques et théoriques et des récits. Jean Paul Mongin, affirme que « par l’histoire de la philosophie, il faut permettre aux enfants de faire l’expérience de l’unité d’une pensée ». Au travers de la fiction racontée, il s’agit de se rendre disponible à l’unité d’une pensée « en faisant l’expérience de l’unité d’un rapport au monde par une pratique du questionnement que les philosophes eux-mêmes racontent », souligne Jean Paul Mongin. Pour faire de la philosophie avec des enfants, il ne faut pas simplifier à outrance la pensée des grands auteurs au risque de la réduire et de la caricaturer. Il faut chercher dans leurs écrits des passages narratifs, métaphoriques ou mythologiques. « Il ne s’agit pas de vulgariser la pensée des auteurs en se contentant de traduire le vocabulaire conceptuel dans des mots d’enfants », explique Jean Paul Mongin. C’est l’ordre du discours qui change, on passe d’un discours explicatif, démonstratif et abstrait à un discours narratif et littéraire. Chez « Les petits Platons », l’histoire racontée est une illustration du concept, des distinctions et des définitions dans un style accessible et narratif. « C’est en progressant dans une histoire et une situation racontée que l’enfant progresse dans sa compréhension du concept », ajoute Jean Paul Mongin. Dès lors, c’est tout un art que de se plier, en tant qu’auteur, à la forme très particulière du conte philosophique. À la différence d’un article universitaire ou d’un cours destiné aux adultes, l’auteur doit retrouver la saveur de la langue et être capable d’inventer tout un contexte narratif, une véritable histoire.
Colline Faure-Poirée, directrice d’édition chez Gallimard Jeunesse, éditrice de la collection philosophique « Chouette ! Penser », considère cette collection comme « une petite enclave au milieu d’un gué, située entre les exigences de la classe de Terminale et la littérature destinée aux touts petits ». On peut lire « Chouette ! Penser » à partir de l’entrée au collège. Écrire pour des enfants tout en restant fidèle à la singularité des grands auteurs demande des compétences littéraires assez fines. Pour aider l’enfant à comprendre ou à imaginer tout un monde, l’illustration est un enjeu majeur. Elle n’est en aucun cas une simple paraphrase ou une répétition du texte, mais manifeste sous forme sensible la cohérence du monde raconté par l’histoire. Aussi, la singularité de l’illustrateur doit-elle être en phase avec la cohérence et l’histoire elle-même singulière. Colline Faure-Poirée indique que désormais « le célèbre bédéiste Alfred aura en charge l’illustration des nouveaux ouvrages chez « Philophile » (qui remplacera en 2018 « Chouette ! Penser ») afin qu’un fil graphique soit tissé et serve de repère lors de la lecture ». Selon Colline Faure-Poirée, « Pourquoi les hommes se disputent-ils à propos de Dieu ? » de Michaël Foessel, « Pourquoi les hommes font-ils la guerre ? » de Myriam Revault d’Allonnes, « Y a-t-il eu un instant zéro ? » d’Etienne Klein ou encore « Le monstrueux » de Pierre Péju sont les ouvrages de la collection qui attirent le plus le jeune public. Par ailleurs, pour les tout-petits (de 2 à 7 ans), Colline Faure-Poirée édite également avec le docteur Catherine Dolto la collection « Mine de rien » qui reprend les problèmes classiques de la philosophie et de la vie en ne quittant jamais la sphère de l’expérience enfantine et du ressenti subjectif. Aurélie Ropa insiste sur l’attention qu’il faut porter aux tranches d’âge lors des ateliers : « Avant 7 ans, l’enfant n’est pas capable d’abstraction et reste — c’est normal — dans le « moi, je ». Mieux vaut partir de son expérience personnelle pour penser les émotions avec lui et l’aider à verbaliser ce qu’il ressent ». À partir de 7 ans, il est possible de commencer par un exemple ou une expérience personnelle, puis de généraliser et de conceptualiser le propos.
Un divertissement sérieux, difficile et joyeux
« Il ne s’agit pas de faire de la philosophie pour les enfants ou spécifiquement adaptée aux enfants, mais de faire de la philosophie avec les enfants en pensant les conditions de possibilité d’un enseignement précoce de la discipline », précise Edwige Chirouter, maître de conférences (HDR) en philosophie et en sciences de l’éducation à l’Université de Nantes, titulaire de la Chaire UNESCO « Pratiques de la philosophie avec les enfants ». Initier les enfants à l’exercice de la pensée autonome est difficile et requiert beaucoup de sérieux. On ne fait pas brûler d’encens pour faire de la philosophie. Il n’y a pas de gong. On ne ferme pas les yeux. Il ne s’agit pas de se retrouver soi-même, de se réaliser ou de s’épanouir. Les théories New Age de développement personnel, de mieux-être, de bonheur à portée de main n’ont pas grand-chose à voir avec le sérieux exigé pour la pratique de la philosophie. La philosophie a effectivement à voir avec le bonheur, la réalisation de soi et la compréhension des autres et du monde. Toutefois, il existe une différence de nature entre la méthode Coué, la pensée positive, la relaxation ou la sophrologie et la philosophie en tant que telle. Edwige Chirouter insiste sur un point : « Il n’y a pas de différence de nature entre la philosophie telle qu’elle est enseignée en Terminale et telle qu’elle se pratique avec les enfants, mais seulement une différence de degré. Les exigences, les finalités et les questions sont les mêmes. Il s’agit toujours d’amener l’enfant à penser par lui-même ». Colline Faure-Poirée indique quant à elle que « la collection « Chouette ! Penser » continue d’être exigeante et qu’il ne faut pas travestir la philosophie sous prétexte qu’elle est destinée à un jeune public ». La méditation philosophique ne correspond en rien à la méditation comme relaxation où il s’agit « de faire le vide ». En faisant de la philosophie, les enfants cherchent davantage à « faire le plein » : le plein des autres, le plein d’idées, le plein d’eux-mêmes. Le retour des parents est la plupart du temps très positif : ils s’étonnent de la qualité et de la profondeur du raisonnement mené par les enfants. C’est pourquoi Colline Faure-Poirée se plaît à rappeler l’intelligence du mot de Gilles Deleuze pour qui « 4 ans, c’est l’âge de la métaphysique ».
Efforts pour disposer la jeunesse à la philosophie
Sur un plan général, Edwige Chirouter met en avant « trois causes qui ont fait l’intérêt croissant en faveur des pratiques de la philosophie avec les enfants : une vision anthropologique et existentielle de l’enfant qui, depuis les années 70, est considéré comme un sujet, un petit homme capable de dire « je » et de penser par lui-même ; un enjeu démocratique puisque la philosophie repose sur un dialogue avec les autres, et qu’elle éduque à la tolérance et à la fraternité ; un aspect didactique en ce sens que commencer la philosophie très jeune permet à la classe de Terminale d’être autre chose qu’une initiation tardive et souvent succincte à la philosophie ». À l’échelle locale, pour l’année 2016-2017, la mairie de Gonfreville L’Orcher (où intervient notamment Charlie Renard) a mis en place des séances sur le thème central de la laïcité : accueillir la différence sous toutes ses formes ; différence de points de vue, de sentiments et de décisions. La mairie décide — il s’agit d’un acte courageux et militant — d’allouer un budget à la pratique de la philosophie avec les enfants. D’un point de vue éditorial, Colline Faure-Poirée souligne que « l’édition de livres philosophiques pour la jeunesse représente un gros risque économique, et que les éditeurs, les libraires, les professeurs et les parents ont besoin de soutien de la part des pouvoirs publics ». L’investissement portant sur la pratique dès le plus âge de la philosophie est une tendance mondiale. Edwige Chirouter explique que « la chaire UNESCO permet de coordonner et de valoriser un réseau international d’actions et d’acteurs tournés vers la pratique de la philosophie avec les enfants, puisque l’UNESCO cherche à démocratiser l’accès à la philosophie ». À tous les échelons, on remarque donc depuis plusieurs décennies un réel effort pour disposer la jeunesse à la philosophie. « La demande sociale relative à la pratique par les enfants de la philosophie est forte. La labélisation UNESCO permet de donner de la légitimité et de la visibilité à une pratique en plein essor au niveau mondial », conclut Edwige Chirouter.
L’air du temps semble un air philosophe. Impliquer les enfants dans la pratique de la philosophie redonne un coup de jeunesse à l’histoire de la philosophie, fait dialoguer entre elles les cultures et transforme la société. Hâtons-nous de (re)devenir enfants…
Joseph Capet