En première ligne face à l’épidémie : compter pour soigner, compter pour gouverner

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Un médecin anesthésiste-réanimateur du CHU de Nantes, qui sait compter, décrypte les chiffres.

The Conversation a publié le « papier » de Philippe Bizouarn, médecin anesthésiste-réanimateur au CHU de Nantes, chercheur associé au laboratoire Sphère de l’Université de Paris. Passionnant et instructif. Les chiffres qu’il cite sont datés du 16 avril, mais son analyse demeure pertinente. Il en ressort que « Le “déconfinement” attendu nécessitera encore de compter les personnes ayant été infectées, afin de s’assurer que l’épidémie ne nous menacera plus. »

Au 16 avril 2020, soit plus de trois mois depuis le début de l’épidémie de covid-19, 1 410 858 malades, 134 177 morts, 511 019 patients guéris ont été recensés dans le monde. Je suis lié quotidiennement à ces chiffres en tant qu’anesthésiste-réanimateur au centre hospitalier universitaire de Nantes et je les vois aussi avec le recul d’un chercheur en philosophie.

En France, depuis le début du « comptage » des patients, 106 206 cas sévères ont été recensés, 10 643 patients sont décédés à l’hôpital, 6 524 résidents sont décédés dans les Ehpad. Tandis que 2 191 nouveaux patients sont entrés à l’hôpital le 15 avril. Une grande disparité est observée selon les régions.

À côté de ces chiffres bruts, égrenés chaque jour dans les médias, des cartes sont présentées, donnant à voir l’évolution de l’épidémie dans le monde et dans chaque pays, permettant de mieux « comprendre la situation, et prévoir – ou plutôt espérer – les décisions annoncées le lendemain et les jours suivants ». À ces chiffres et courbes objectivant la catastrophe planétaire, s’ajoutent les pénuries non dénombrées de moyens en médicaments, en matériel de réanimation, en masques, aggravant la sensation de noyade des structures hospitalières face au chaos dont l’issue n’est pas connue.

Observer et compter
Diderot, dans son article de l’Encyclopédie, « Arithmétique politique », qu’il définit comme « celle dont les opérations ont pour but des recherches utiles à l’art de gouverner les peuples », cite John Graunt, qui, dans ses observations sur les « listes mortuaires » londoniennes (Bills of Mortality), compte « qu’il y a en Angleterre et dans la principauté de Galles 4 600 000 âmes […] ; que de 100 enfants qui naissent, il n’y en a que 64 qui atteignent l’âge de 6 ans ; que dans 100, il n’en reste que 40 en vie au bout de 16 ans ; que dans 100, il n’y en a que 25 qui passent l’âge de 26 ans ; que 16 qui vivent 36 ans accomplis et 10 seulement dans 100 vivent jusqu’à la fin de leur 46e année […] »

Ainsi, depuis le xviie siècle au moins, l’épidémiologie a su observer, compter, chiffrer, les morts, les malades, les bien portants, les riches et pauvres. C’est grâce à ces observations minutieuses que John Snow, au cours de l’épidémie de choléra survenue à Londres en 1854, a pu découvrir l’origine de la transmission de la maladie par l’eau contaminée, au coin de Cambridge Street et de Broad Street, notre marché de Wuhan actuel.

Compter les cas, pour en faire une statistique définitive et tirer les conclusions adéquates pour lutter contre la maladie en menant une politique de santé publique adaptée aux circonstances. C’est ce que notre isolement nous rappelle, alors que nous pensions que les épidémies étaient une affaire des temps passés.

Affolement des nombres
À l’ère de la covid-19, les nombres s’affolent, perdent leur caractère définitif, traversent les frontières, s’intègrent dans le flux de nos sociétés liquides, en accélération continuelle, technologiques et numériques, data expansives, algorithmiques et virtuelles. Le virus est là, invisible, mais rendu visible par nos chiffres et nos courbes, virus naturel s’insinuant dans nos vies, corporelles autant que cérébrales – nous ne pensons qu’à lui, inquiétant notre tranquillité de geeks soumis au flux d’Internet.

Nous sommes devenus masse mouvante, de contaminés, de morts, d’hospitalisés, de guéris, par chance. Nous ne sommes plus multitude, qu’Antonio Negri définit comme « ensemble non dénombrable de singularités », « potentialité orientée vers la plénitude de la vie », à la fois « sujet et produit de la pratique collective », « processus se déployant entre globalité et singularités ». Mais, ici, l’ensemble des malades, des décédés, des guéris forme une masse sans chef, dans le secret des alcôves hospitalières et des Ehpad. Les soignants, combattants sans armes, rassemblent leurs forces pour sauver, pour empêcher que la masse des patients qu’ils prennent en charge ne grossisse sans cesse les rangs des disparus anonymes, rassemblés dans des lieux sans prière et sans adieu possible.

Face à cette masse grandissante, telle l’eau d’un fleuve en furie, les isolés invisibles tentent de se rassembler dans les groupes WhatsApp, devant leurs écrans où apparaissent sans cesse les nombres infinis des patients hospitalisés, isolés car contaminants, éloignés de leurs proches, sans visites possibles. Masse encore, surveillée, contrôlée, empêchée de se rassembler en une multitude de corps singularisés et coopérants. Le gouvernement veille et gouverne à partir de ce réel dénombré, aidé par les scientifiques qui savent le poids d’une masse contaminée. Masse des données, médiatisées.

Gouverner et rendre des comptes
Il est exigé des pouvoirs publics une grande transparence dans la manière de rendre compte des effets de cette épidémie sur nos vies, corporelles autant que sociales. Il s’agit dès lors, pour nos femmes et hommes politiques, de donner à voir, chaque jour, l’ampleur des dégâts, au jour le jour. Il s’agit pour le censeur (celui qui recense) de construire un réel dénombré et pour les responsables politiques, de gouverner. Non plus, dès lors, selon l’expression de Thomas Berns, de « gouverner le réel », mais de « gouverner à partir du réel », c’est-à-dire, ici, à partir des comptages des patients contaminés, pour agir.

Or, comme nous l’avons vu, ce réel est changeant et ne tient aucunement compte de la réalité de l’épidémie puisque seuls les patients malades sont pris en compte : les cas asymptomatiques, non testés, les personnes sans accès aux soins ou y renonçant, les minorités invisibles et bien d’autres ne sont pas « comptées », comme ne sont pas pris en compte les patients porteurs de maladies chroniques, non infectées par la covid-19, qui ne peuvent être soignées, risquant dès lors de décompenser leur maladie [la dégradation, souvent brutale, d’un organe ou d’un organisme maintenu en équilibre par des mécanismes de compensation qui empêchaient la survenue de ce dérèglement].

En se contentant de « dévoiler, de montrer, tout au plus de décrire techniquement la réalité, nos réalités les plus spécifiques », comme l’exprime Thomas Berns, le gouvernement construit ses décisions sans projet, outre celui d’un contrôle de l’épidémie se doublant d’un contrôle social : surveiller l’évolution de l’épidémie en surveillant nos comportements (s’isoler, ne plus courir, se déplacer pour subsister seulement). En suivant Thomas Berns encore : « Gouverner sans gouverner ». Réagir plutôt qu’agir, car l’épidémie nous apprend qu’elle est difficilement prévisible.

Le « déconfinement » attendu nécessitera encore de compter les personnes ayant été infectées, afin de s’assurer que l’épidémie ne nous menacera plus. Viendra alors le temps de rendre des comptes, aux soignants, aux patients et à leurs proches, aux citoyens qui, à nouveau, pourront se rassembler en une multitude agissante.

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