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Ne surprotégeons-nous pas nos enfants ? L’« enfant-bulle » pourrait justement être le plus grand des dangers…
« Non, tu n’iras pas chez ton ami samedi soir… Non, tu n’exploreras pas le grenier de la maison… Laisse-moi faire ce collage, tu ne vas pas y arriver et tu pourrais te faire mal (!) » Mais pourquoi au fait ? Pourquoi ces interdictions en prévention d’un éventuel danger ? Certes, imaginer son enfant tomber du toboggan ou être malmené dans la cour de l’école est tout sauf agréable, mais n’est-ce pas un passage obligé de construction d’individus en devenir ? Anticiper, chapeauter, fliquer… Des parents font le choix d’entraver la liberté de leurs enfants pour les protéger de la douleur et des traumatismes… sans imaginer que ces préoccupations sécuritaires, si elles sont poussées à l’extrême, peuvent rendre les enfants plus fragiles, moins sociaux et résilients.
Contexte de prudence généralisée
Pour des raisons sanitaires, la mairie de Paris réduit drastiquement le nombre des mythiques bacs à sable dans les squares, les remplaçant par des sols synthétiques. Un détail ? Plutôt le syndrome d’une évolution des mentalités vers la prudence absolue, quitte à diminuer les expériences et apprentissages des enfants. Bien sûr, il arrivait que quelques poignées de sable soient jetées au visage… Suivant l’exemple de Levallois (Hauts-de-Seine) et de Cergy (Val-d’Oise), la mairie préfère proposer à la place des « parcours motricité », simples et en caoutchouc. « Si l’on poursuit cette logique, également initiée par des livres d’éducation «positive et sereine», ce sont les piscines qu’il faudra un jour supprimer », s’insurge Christophe Charpe, père de deux enfants à Lyon qui constate une dérive sécuritaire dans un monde perçu comme plus dangereux. Une erreur selon Anne Bacus, psychologue clinicienne (1) : « Auparavant, nous étions juste au courant de ce qui se passait dans un rayon de 20 km. Désormais le moindre enlèvement ou décès d’enfant est décrypté à la télévision, avec excès, de manière irrationnelle, même si l’évènement est très lointain et beaucoup plus rare que par le passé. Selon les statistiques, nous n’avons jamais vécu dans une société aussi apaisée et protégée. » Et la spécialiste des questions familiales de constater qu’ « il y a une ou deux générations, les enfants de 6 ans rentraient chez eux tout seuls. Ce n’est plus du tout le cas dans un tel milieu anxiogène. Aux États-Unis, celles qu’on a appelées les mamans-drones offrent très tôt un smartphone à leur enfant pour suivre en direct les déplacements de la puce. Le phénomène apparaît en France. » Les enfants – par ailleurs devenus centraux dans la famille et donc plus écoutés – captent aussi le stress de leurs parents. « Ils sont parcourus de craintes archaïques – celles du noir, du monstre… – mais redoutent aussi l’attentat, le divorce des parents, le chômage s’ils travaillent mal à l’école. Autant d’angoisses que leur entourage leur a suggérées », ajoute Anne Bacus. Un constat évidemment très contesté. « La surprotection n’existe pas. On ne protège jamais assez ses enfants qui sont d’emblée confrontés à la violence du monde, avec par exemple les exercices de confinement et d’alertes intrusion à l’école », évoque Vanessa Lebar, mère d’un garçon de 6 ans à Paris. Selon cette cadre issue d’une famille italienne, « la cour d’école est le lieu de toutes les violences ». Par ailleurs, les grossesses de plus en plus tardives et les problèmes d’infertilité réduisent le nombre de descendants dans les familles. « Certes, Terry étant fils unique, il est protégé des questions de partage, de rivalité, de jalousie et de conflits », ajoute Vanessa Lebar.
Des abus manifestes
Interrogés dans le cadre du Ikea Play Report, des parents de 12 pays ont partagé leurs opinions quant à l’encadrement des jeux de leurs enfants. Entre 2009 et 2014, les préoccupations en matière de sécurité liées au jeu ont presque doublé. « Je sais que les loisirs actifs en plein air sont bien souvent les meilleurs souvenirs. Mais je ne peux m’empêcher d’imaginer les pires scénarios, pour finalement refuser que Gaël et Camille jouent seuls avec leurs amis dans les environs de la maison », confesse Annie Cartier, infirmière à Voiron en Isère, mère d’enfants de 9 et 11 ans. Et son mari Christophe de préciser qu’elle a établi cette surprotection dès leur naissance : « Lorsqu’ils étaient bébés, elle accourait dès leurs premiers pleurs ; elle avait du mal à ce que son propre père prenne ses petits-fils dans les bras et nous avons changé plusieurs fois de nounou pour des motifs futiles. » Les enfants d’aujourd’hui disposeraient de moins de liberté que les générations passées. Seulement, les maintenir le plus longtemps possible dans une poussette pour mieux les contrôler et leur assurer du confort n’est pas leur rendre service. Habitués à ce que les objets viennent à eux, ils auront du mal à gérer la frustration par la suite. Ils manqueront aussi d’autonomie pour manger, s’habiller, se déplacer… « ou même pour s’occuper, tellement habitués à ce qu’on leur organise constamment leur temps », souligne Adeline Rioux, pédiatre à l’hôpital Nord-Ouest de Villefranche dans le Rhône. Plus tard, de tels fonctionnements débouchent sur les fameuses « mamans-agendas », qui vérifient et supervisent toutes les tâches et devoirs des enfants, qu’ils aient 6 ou 16 ans. Sans s’en rendre forcément compte, des parents maintiennent leurs enfants dans une bulle, physique, sociale et psychologique. « De plus en plus d’ados de 15 ans, évoluant dans des familles aisées, ne sont jamais partis en vacances ailleurs que dans leur famille », souligne Quentin Cenis, psychologue à Nantes. Ce sont ces mêmes parents qui ont tendance à contester le point de vue des enseignants, qui réclament toujours plus de surveillance dans les écoles, craignent les chutes comme les maîtresses maltraitantes.
Le développement de l’enfant entravé
Et si leurs bonnes intentions se retournaient contre eux et leur progéniture qui se construit justement dans l’expérimentation ? « J’ai le souvenir de mes filles dans les bacs à sable qui échangeaient leurs pelles, de mes fils qui y dessinaient des circuits et confrontaient leurs petites voitures à celles des autres », se remémore Farida Souidi, mère de quatre enfants à Cergy. L’espace ne répond pas à tous les critères de propreté requis mais c’est aussi un lieu de vie et d’apprentissage de la sociabilité pour les enfants qui cuisinent des « potions », creusent ensemble, se disputent… Avec ces nouveaux parcours motricité très faciles, dont ils se détournent rapidement, les projections imaginaires et les jeux avec les autres sont limités. C’est finalement le processus d’apprentissage qui est freiné. De nombreuses études démontrent que le cerveau d’un petit qui prend des risques se développe mieux et sera plus à même de gérer de futures situations de stress, en examen ou entretien d’embauche. Or, « aux États-Unis toujours précurseurs, certaines villes retirent les balançoires des aires de jeux pour éviter les chutes », dénonce Anne Bacus, selon qui les êtres en construction ne peuvent plus évaluer les risques, échouer puis prendre confiance. « En outre, interdire laisse supposer que c’est dangereux. » Bien que les années passent, ceux qui deviennent alors adolescents sont maintenus dans un état de dépendance – ce qui peut nuire à l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes. « Les enfants forgent l’image d’eux-mêmes en observant et en écoutant leurs parents », affirme Quentin Cenis, psychologue à Nantes, qui remarque que dans des cas extrêmes, « certains se rendent complices de cette surprotection : ils intériorisent l’angoisse de maman et papa et commencent à craindre eux aussi pour leur existence en toute situation ». Ils se sentent alors uniquement en confiance à l’intérieur de leur relation parentale. De quoi les rendre complexés, timides et même craintifs vis-à-vis des autres parce qu’ils n’ont pas appris à hiérarchiser les risques et incertitudes. Selon les experts, ils développent plus d’allergies à cause de leurs émotions et de leur stress qui ont un effet sur leur système immunitaire et qui les rendent plus vulnérables aux maladies. Et dans un véritable cercle vicieux, ces maladies deviennent l’excuse qui justifie la surprotection…
Devoir de vigilance malgré tout
Pourtant, le risque zéro n’existe pas. Quid du port obligatoire du casque pour le vélo ? Quid de la ceinture arrière dans la voiture ? « Je ne comprends pas ce débat sur la surprotection. On n’est jamais assez prudent lorsqu’il s’agit de fermer à clé les armoires contenant des produits dangereux ou de garder un œil sur l’enfant lorsqu’il joue à l’extérieur », argumente Thierry Thomas, père de trois enfants âgés de 4 à 12 ans à Toulouse. Bien sûr, l’idée n’est pas de laisser l’enfant se débrouiller seul. « Les accidents domestiques surviennent encore, quelles que soient les catégories socio-professionnelles. Les défauts de surveillance sont une réalité en 2018 et nous voyons encore des enfants arriver aux urgences parce qu’ils ont ingurgité des produits ménagers ou même carrément sauté par la fenêtre restée ouverte », illustre Adeline Rioux, pédiatre à Villefranche. Et la praticienne de souligner aussi que nombre d’enfants ne sont pas assez protégés d’une exposition trop longue aux écrans, aux informations relatant des horreurs, aux scènes à caractère sexuel sur Internet ou à la télévision. « Des enfants ont des smartphones à 8 ans ! Même chez les marchands de journaux, certaines images peuvent heurter leur sensibilité juvénile. » Mais la vigilance parentale ne doit pas ressembler à la longue à une surveillance pénitentiaire…
Un juste milieu à trouver
On l’aura compris, tout est question d’équilibre. Evidemment, les enfants négligés et mal protégés souffriront, eux aussi, d’une faible estime d’eux-mêmes. « Il est dangereux de tout verrouiller ou au contraire de tout libérer », résume Adeline Rioux. La clé pour les éducateurs consiste à distinguer les différents stades successifs d’évolution de l’enfant et à adopter des attitudes éducatives en conséquence. Le bébé, qui naît vulnérable avec une immaturité motrice, a besoin de sa mère et de son père. Durant les premières années, les parents doivent le laisser découvrir des choses avec un regard bienveillant. « La poudre anti-monstre, avant de se coucher, est une première erreur. Car cela accrédite les peurs de l’enfant, cela signifie qu’ils existent. Mieux vaut déjà essayer de le raisonner », remarque Anne Bacus, selon qui il faudra à un moment donné lui permettre de tenter des choses et de prendre des risques. Les jeux libres sans instruction, simplement avec du matériel à disposition, sont bénéfiques. Les classes découvertes organisées par les écoles aussi. La latitude laissée dans l’action est nécessaire. « En fin d’année, les parents emmènent leurs enfants dans les centres commerciaux et leur disent de ne surtout pas lâcher leur main. Mieux vaut leur expliquer ce qu’ils doivent faire s’ils se perdent de vue. Ainsi, ils ne font pas monter la crainte inutilement et fournissent des outils », illustre Anne Bacus. Plus les enfants-éponges perçoivent la confiance de ceux qui les élèvent, plus ils se sentent capables d’agir, avec les parents au départ, puis sans eux. « Plus tard, une jeune personne ne peut découvrir le smartphone à 20 ans. Ses parents iront difficilement contre les tendances de fond de la société où ils vivent. Mais ils ont en parallèle pour mission d’aiguiller leur progéniture vers la littérature, de développer son esprit critique, notamment vis-à-vis d’Internet et des réseaux sociaux », illustre Adeline Rioux. La perfection en éducation n’existe pas. Mais à un moment donné, les parents doivent impérativement faire le distinguo entre protection et surprotection. Ils doivent devenir guides, soutiens bienveillants qui offrent aux enfants des opportunités d’essais-erreurs et d’apprentissage.
Julien Tarby