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La vérité est ailleurs
Les théories du complot n’existent qu’à partir du moment où l’autorité et les institutions productrices de savoir sont remises en cause. À l’école, le professeur incarne la figure tutélaire de l’autorité. Or, comment instruire quand la légitimité de celui qui sait est sans cesse mise en question, voire complètement niée ?
En décembre 2017, l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch a rendu publique son « Enquête sur le complotisme ». Un Français sur quatre adhère plus ou moins à une théorie du complot. Une personne sur dix affirme qu’il est somme toute possible que la Terre soit plate. Le complot n’épargne certainement pas la jeune génération qui semble assez perméable à ces théories. « Il ressort du rapport au terrain et de l’analyse de pratiques que les jeunes ne sont pas moins vigilants dans leur rapport à l’information que les plus âgés. Les jeunes ont acquis l’habitude de comparer les sources, de chercher les auteurs ou encore de se référer à des institutions », constate Gérard Marquié, chargé d’études et de recherches à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP), spécialiste des pratiques d’information et d’orientation des jeunes ainsi que de leurs usages du numérique. Il s’avère malgré tout difficile pour le professeur de dessiner un triangle, sans entendre s’élever des soupçons portant sur la franc-maçonnerie. Très délicat d’enseigner la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, sans déclencher des contestations sur la réalité des chambres à gaz. Les propos sur le bienfondé des vaccins sont parfois immédiatement contrés. Réfléchir aux attentats qui ont eu lieu en France devient un exercice périlleux tellement la classe s’échauffe…
Coralie Le Caroff, docteur en Sciences de l’information et de la communication, spécialiste de la sociologie des médias, affirme que « la logique d’adhésion au complot est complexe et qu’elle procède d’une défiance à l’égard des institutions, des médias et du politique ». L’autorité professorale est elle aussi remise en cause par des élèves qui croient s’instruire sur Internet et au contact des réseaux sociaux. Comment transmettre un savoir si celui-ci est d’emblée révoqué en doute ? Comment apprendre et quoi retenir quand on tient a priori le propos de l’enseignant pour faux ? À quoi bon apprendre si la vérité est ailleurs, sur des écrans tactiles et plus sur des tableaux noirs ? « Adhérer à un complot permet de critiquer le monde social avec les moyens du bord. Cela ne veut peut-être pas pour autant dire que l’individu adhère absolument à ce qu’il avance. Chez les jeunes, la question à poser est celle de l’installation pérenne dans un rapport au monde et dans une posture qui revendiquent le doute systématique. » À l’école, les élèves défient l’autorité. Ils charrient leur professeur de philosophie avec des thèses pour le moins abracadabrantesques. Leur provocation est le propre d’une classe d’âge subversive et d’une contre-culture qui par principe refuse l’autorité des aînés. Toutefois, les élèves croient-ils réellement ce qu’ils avancent ? Sont-ils convaincus avec la même évidence que deux et deux sont quatre et que la Terre est plate ?
Les contours flous du complot
Coralie Le Caroff rencontre lors d’entretiens individuels des commentateurs de pages Facebook qui soutiennent des propos qualifiés de conspirationnistes. « Pour comprendre ce qui se joue dans l’adhésion à une théorie du complot, il faut se défaire des prénotions qui sont en circulation selon lesquelles, par exemple, le complot toucherait surtout les jeunes les moins dotés en capitaux culturels. » Le soupçon pourrait donc germer dans l’esprit de n’importe quel élève. Le soupçon est un doute, parfois légitime, qui porte sur les énoncés véhiculés par l’opinion majoritaire, les élites ou les scientifiques. Le complot attaque le discours plus en profondeur en supposant qu’une catégorie d’individus ment sciemment pour servir des fins qui demeurent cachées. Là où le soupçon ne fait encore que questionner le bienfondé du propos et procède encore du doute salutaire et libérateur, le complot tient immédiatement le propos pour faux et mensonger. « La théorie du complot correspond à l’explication d’une situation ou d’un événement qui repose sur le fait que nécessairement un ennemi est animé d’un projet caché et d’envergure mondiale », défend Véronique Campion-Vincent, sociologue, ingénieur de recherche au CNRS, auteur avec Jean-Bruno Renard de De source sûre. Nouvelles rumeurs d’aujourd’hui, (Payot, 2002).
« La théorie du complot est une catégorie globalisante qui semble un peu inopérante », soutient Amandine Kervella, maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’Université de Lille, membre du laboratoire GERiiCO CNRS (Groupe d’études et de recherche interdisciplinaire en information et communication) de l’Université de Lille. La forme et les centres de crispation varient tellement d’une théorie à une autre que les contours des théories « complotistes » sont flous. « Il est difficile de donner une définition unique de la théorie du complot. Cependant, des invariants se retrouvent en chacune d’elles comme l’idée que quelque chose est volontairement caché et que certains groupes tirent les ficelles en secret », précise Amandine Kervella, membre de la direction collégiale du Collectif EDUMédia, collectif pour l’éducation aux médias, à l’information et aux images dans la région Hauts-de-France. Coralie Le Caroff, dont les recherches en sociologie portent sur la critique des médias et du politique provenant de médias dits « alternatifs », ajoute qu’« il n’existe pas de conspirationnisme type. Des crispations autour de noyaux idéologiques se retrouvent chez les enquêtés, même si ces noyaux ne sont pas les mêmes : là, la crispation se fait autour d’Israël et du sionisme, ici c’est l’hégémonie américaine qui pose problème, là-bas ce sera davantage l’omniprésence de la franc-maçonnerie ».
En finir avec la vérité
Traditionnellement, on oppose le savoir et la croyance ou la raison et le cœur. Le savoir est censé être objectif, validé par une méthode d’analyse scientifique, justifié par des démonstrations, des preuves et des raisons. En dernière instance, les propos scientifiques sont énoncés sous la tutelle d’une institution qui les valide et en certifie la véracité. La croyance, quant à elle, est davantage de l’ordre du subjectif. Elle dépend de l’individu, de ses préférences et de son vécu qui ont contribué à façonner son rapport au monde. « Le parcours ou la « carrière » individuels dans le « complotisme » dépendent de la biographie, de la trajectoire personnelle et de la disposition propre à la socialisation politique. Le poids des sociabilités semble ici un facteur déterminant », soutient Coralie Le Caroff. La croyance semble idiosyncrasique et ne dépend que de celui qui adhère. L’esprit est plutôt passif dans la croyance. En un mot, on ne sait pas pourquoi on croit. En revanche, l’esprit critique du scientifique est pleinement actif, animé par le doute, le refus des évidences et de l’autorité des Anciens ou de la tradition. Le doute et le soupçon évitent au scientifique de reconduire à l’identique les théories des Anciens. Si Copernic n’avait douté ni de la science officielle héritée du Moyen Âge, ni de l’autorité de l’Église et du pape, le modèle géocentrique existerait encore et la Terre continuerait d’être au centre du système des planètes à la place du Soleil. Le doute semble donc la condition du progrès dans les sciences comme dans les arts en ce qu’il permet une rupture avec des vérités déjà établies, reconnues et qui ne sont plus questionnées. Cependant, l’héliocentrisme de Copernic montre que certains énoncés tenus pour vrais pendant des siècles sont en réalité faux.
C’est justement sur cette négation de l’autorité que joue la théorie du complot. Philippe Aldrin, professeur des universités en Science politique, directeur de la recherche à Sciences Po Aix, rappelle les travaux de Paul Veyne, épistémologue de l’histoire : « Il y a dans les sociétés des « centres de vérité », c’est-à-dire des institutions et des autorités qui produisent des vérités légitimes, comme la Science, l’Église ou la Justice. » Toutefois, dans toutes les sociétés, « on constate un conflit entre les discours ordinaires et relâchés et le discours producteur et les dépositaires de la vérité légitime qui voient, comme aujourd’hui, leur prétention au monopole de la vérité contestée ». Le complot joue le discours ordinaire contre le discours considéré comme nécessairement vrai qui émane des « centres de vérité ». Il se drape dans les habits de la démarche scientifique pour s’opposer aux discours porteurs de vérité. « Une totale défiance envers les discours de ceux qui font autorité produit parfois une confiance réelle aux « discours anti » ou aux « discours contre », mais à travers des logiques d’adhésion qu’il faut différencier », défend Amandine Kervella. Le complot s’appuie sur l’ambiguïté du lien entre savoir et croyance en cherchant à produire un discours pseudo-scientifique qui repose sur l’administration de fausses preuves comme sur des démonstrations caduques et inconséquentes.
« Avec la propagation du complot, de la défiance et du soupçon permanents, la vérité officielle devient l’équivalent du mensonge. On tend à croire avec de plus en plus de force à tout énoncé qui contredit la vérité officielle », constate Véronique Campion-Vincent, auteur avec Jean-Bruno Renard de 100 % rumeurs. Codes cachés, objets piégés, aliments contaminés… La vérité sur 50 légendes urbaines extravagantes (Payot, 2014). Si la vérité devient le mensonge, alors le savoir institué et vérifié devient l’analogue de la croyance et la logique du complot prend alors la place de la science. Dans une telle confusion, la compréhension de la réalité devient impossible. Pour analyser un fait ou une théorie complexe, il faut réfléchir avec méthode. Or, « avec Internet et la télévision, le bombardement d’images est permanent. Dans le règne de l’image où l’important est de tout voir en temps réel, le recul qui permet la compréhension n’est pas possible et le sentiment de complication prend souvent le dessus sur l’analyse ». À la défiance s’ajoute donc un sentiment d’incompréhension. Si on ne parvient pas à comprendre le flot d’images dans lequel on est immergé, c’est que nécessairement on nous cache quelque chose. Cette incompréhension est considérée comme voulue et orchestrée par un régime médiatique duquel il s’agit, pour le « complotiste », de se déprendre au plus vite.
On en aurait donc fini avec notre bonne veille notion de vérité. L’ancien mot pour fake-news est probablement propagande. À travers les fake-news, il s’agit en effet de propager des idées et des nouvelles fausses. Avec la notion « philosophique » de post-vérité, tout devient relatif et subjectif. Tout finit par s’équivaloir. Il suffit d’affirmer haut et fort quelque chose pour que le propos soit considéré comme vrai. Or, le réel existe bel et bien. On ne peut pas également tout dire à son endroit. Si le doute est la condition de la pensée libre et critique, il ne doit pas cependant produire la crédulité systématique ni l’adhésion irréfléchie à n’importe quelle thèse. Là où il y a doute, indécision, soupçon, il faut apporter de la culture et instiller dans les jeunes esprits une méthodologie de compréhension de l’information. L’Éducation nationale et les médias doivent devenir comme des propagandistes actifs du rationnel – ce qu’ils n’ont d’ailleurs, espérons-le, jamais cessé d’être.
Journalisme et production d’information
On observe aujourd’hui une modification de l’économie de l’information, tant du point de vue de sa production que du point de vue de sa diffusion. Les chercheurs, le corps professoral, la justice, les journalistes se veulent les détenteurs monopolistiques de la vérité et de l’objectivité. « Au XXe siècle, les journalistes étaient encore des gatekeepers, des portiers de l’espace public qui livraient une information certifiée, validée par une rédaction. Avec Internet et les réseaux « socionumériques », il n’y a plus de filtres professionnels pour « publiciser » de l’information, ce qui conduit à une dérégulation de l’économie de l’information médiatique où l’information certifiée et l’information de contrebande sont mises sur le même plan », constate Philippe Aldrin. Partant, comment les élèves peuvent-il se repérer dans le flot continu d’informations sans une solide culture ni une éducation réelle aux médias ? « Tout le monde a la même place dans la course à la vérité, et certains vont très vite », regrette Véronique Campion-Vincent. L’anonymat de derrière l’écran autorise tout le monde à dire n’importe quoi. L’expertise et l’étude sont niées au profit de l’opinion injustifiée et de la simple affirmation qui ressemble d’ailleurs souvent à une profération. La dérégulation de l’économie informationnelle semble maximale avec Internet.
On constate un sentiment de relativisme total à l’endroit de la vérité. Les amateurs, les pirates ou les contrebandiers de l’information peuvent s’en donner à cœur joie sur la Toile. L’information est désormais publiée sans le secours du journaliste qui devient davantage un fact-checker qui vérifie l’information déjà rendue publique par d’autres. « Le journaliste est destitué de sa position dominante de producteur de vérité informationnelle », reconnaît Philippe Aldrin, co-auteur de Introduction à la communication politique (De Boeck Supérieur, 2017). Internet est une sorte d’espace sans règles. Sur les réseaux sociaux, il n’y a ni régulation morale ni régulation juridique. « L’information sur Internet et les réseaux « socionumériques » tend à produire une brutalisation de l’espace public, en laissant libre et même en exacerbant – par le double effet de l’anonymat et de la viralité – le bashing gratuit. » Le dénigrement ou le lynchage, pour être numériques, ne laissent pas d’être violents et condamnables a priori. « Facebook est un espace d’exposition de soi. Le propos des commentateurs est souvent très caricatural, la doxa conspirationniste et le discours haineux y sont légion », précise Coralie Le Caroff, auteur d’une thèse de doctorat intitulée « Les usages sociopolitiques de l’actualité en ligne. S’informer, partager et commenter sur Facebook. » Des réseaux sociaux, le respect du visage et de l’intégrité d’autrui sont souvent absents. « Il est nécessaire de produire de la civilité dans les échanges sociaux dématérialisés. Plus que de parler de vérité, on devrait mettre en place les conditions d’existence réelle de la civilité sur Internet », conclut Philippe Aldrin.
L’éducation aux médias
Dans le domaine de l’éducation à l’information, « il est important, en classe, de construire un parcours mettant les jeunes en situation d’acteurs », préconise Gérard Marquié, conseiller technique et pédagogique supérieur (CTPS), créateur du site Internet Ressourcesjeunesse.fr. La position du professeur savant qui transmet son cours de manière magistrale, verticale et descendante n’a plus tellement cours dans l’Éducation nationale. « Le rapport à l’éducation aux médias, et plus généralement à l’éducation à la citoyenneté, semble plus efficace quand la relation maître-élèves est davantage horizontale et que ceux-ci « co-contruisent » la démarche éducative. En étant investis dans la construction des activités et en s’appuyant sur leurs savoir-faire, les élèves se sentent valorisés et prennent confiance en eux. Ils développent un regard critique et une meilleure appropriation des contenus. » On peut inviter les élèves à produire eux-mêmes du contenu informationnel, par exemple des vidéos – eux qui en regardent tant et tant sur Internet. Ainsi prennent-ils conscience de l’importance du cadrage, de la musique, du discours, de la différence entre l’énonciateur et l’énoncé… « Dans l’éducation aux médias, il faut rendre sensible à la construction du discours, au choix des mots, des vidéos ou de la musique, par exemple. Les pratiques d’information des jeunes ne peuvent pas faire l’économie d’une réflexion sur le faire du discours », insiste Amandine Kervella. Depuis 2010, une dizaine de collèges de l’agglomération rochelaise participent à FestiPREV, Festival international du film de citoyenneté, prévention et jeunesse. En devenant producteurs et diffuseurs d’information, les collégiens comprennent la complexité du rapport à l’information.
Le Collectif EDUMédia cherche à produire une éducation aux médias et à l’information, en réfléchissant aux pratiques d’information des jeunes. « Le Collectif s’efforce d’établir des liens entre la recherche et la société civile, notamment en organisant des rencontres-débats et en fédérant tous les acteurs du terrain. » Le Collectif EDUMédia est une association lilloise qui se donne pour but de mutualiser les réflexions et les pratiques qui ont trait à l’éducation aux médias. Des sites Internet comme Théorieducomplot.be ou Bepax.org mettent à disposition de précieux outils pédagogiques qui permettent d’aborder le complot en classe. À la maison, il est également possible de déconstruire la mythologie du complot. Une équipe de vérification de faits brésilienne du site Aos Fatos, en partenariat avec l’International Fact-Checking Network, a dessiné « Fred se méfie des fausses infos ». Cette BD (téléchargeable et gratuite) permet d’apprendre à faire la distinction entre l’information, la rumeur et l’intox, à déjouer les partis pris des sites douteux. Le journal Le Monde met à disposition un plug-in, une extension qui s’intègre dans la barre de recherche du navigateur Internet. Le Décodex du Monde est un outil précieux qui aide à la vérification des informations qui circulent sur l’Internet. Lancé début février 2017, le Décodex est un outil qui vise à lutter contre la diffusion virale de fausses informations. Cette extension permet aux jeunes internautes de se repérer dans l’infinité des sites producteurs ou relayeurs d’informations. En copiant l’adresse de l’information dans le Décodex, trois réponses sont possibles : rouge pour les sites diffusant régulièrement de fausses informations, orange pour les sites dont la fiabilité ou la démarche est douteuse, bleu pour les sites parodiques.
L’Education nationale, la société civile et les médias font beaucoup d’efforts afin que le doute, condition de la pensée, ne devienne pas la cause de sa propre destruction. A l’ère du tout image et de l’immédiateté, l’acquisition de « l’esprit critique » semble plus que jamais l’œuvre de toute une vie. Au sortir de l’école, il est encore l’heure de questionner le monde tel qu’il va.
Joseph Capet