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Plus d’un demi-siècle après Mai-68, quel est le bilan de la libération sexuelle pour les jeunes ? Pour la philosophe et sexologue Thérèse Hargot, la norme a changé, mais la soumission à la norme, elle, demeure. Explications.
«La pornographie a vidé la sexualité de son sens, et, par balancier, cette banalisation du sexe a augmenté le poids des sentiments. » Thérèse Hargot, philosophe et sexologue, l’assure : l’importance accordée par les jeunes – et les moins jeunes – aux sentiments n’a jamais été aussi haute. Cette intuition profonde de l’amour est toujours au cœur des réflexions, des envies, des attentes et des espoirs des adolescents. Mais les clés de lecture et les repères, eux, ont changé et c’est toute l’éducation affective qui en fait les frais. Alors que « le plaisir est devenu l’objectif principal de la sexualité, le corps de l’autre s’est instrumentalisé au détriment de sa dignité », note l’experte.
Il y a un demi-siècle, la France vivait, entre autres choses, une révolution sexuelle qui devait s’imposer comme une véritable libération, notamment pour une jeunesse soumise aux codes des générations précédentes, héritières d’un patrimoine culturel et éventuellement idéologique, d’enjeux de procréation, de réalités de domination masculine, mais aussi de tabous. Pour autant, les jeunes sont-ils aujourd’hui réellement libérés ? Ce n’est pas l’avis de Thérèse Hargot, auteure de multiples ouvrages et conférences. Pour elle, « la norme a changé, oui, mais pas la soumission à cette norme qui s’est simplement déplacée : ce n’est plus la religion qui dicte la conduite, c’est la culture pornographique. Parallèlement, l’enjeu du plaisir a remplacé celui de la procréation. Mais ces devoirs, ces obligations, ces soumissions sont toujours là. Derrière le terme de liberté se cache en réalité un véritable conditionnement qui tronque la vision que les jeunes en construction peuvent avoir de la sexualité et plus largement de la vie affective. » Une libération ? La sexologue n’y croit pas : « Le conformisme, à notre époque, est affligeant. L’air de rien, on se plie aux nouveaux commandements : il faut, on doit, c’est normal… De ce point de vue là, rien n’a changé. »
Liberté de penser
Dans Une jeunesse sexuellement libérée (ou presque), Thérèse Hargot invite à repenser l’apprentissage de la vie affective en s’affranchissant des codes idéologiques et en favorisant la liberté de penser et de réfléchir, à affronter les questions réellement exprimées par les adolescent/es eux/elles-mêmes. Elle s’appuie sur les multiples témoignages reçus au sein de son cabinet ou à l’occasion de ses interventions dans les écoles et les collèges ou lycées de France, de Suisse, de Belgique ou encore aux États-Unis. On feuillette…
Le premier chapitre parle de « tyrannie de la pornographie ». Le développement des technologies a placé dans les mains des plus jeunes des smartphones avec accès illimité à Internet, là où, quinze ou vingt ans plus tôt, l’ordinateur familial au milieu de salon encadrait strictement l’accès à Internet et son cortège de porno. « Les jeunes entrent aujourd’hui dans le sujet de la sexualité par la culture pornographique, désormais la principale porte d’entrée pour eux. Que ce soit à travers YouPorn, que les enfants de primaire connaissent déjà, ou à travers les images de femmes ultrasexy bombardées par les publicitaires, qui intègrent les codes de la pornographie et provoquent en permanence leurs pulsions sexuelles, les jeunes vivent, grandissent et se développent dans un environnement largement pornographique. Cette volonté de tout montrer révèle l’aspect mécanique de la chose et résume finalement la sexualité à une prouesse technique où seule la performance donne du plaisir. »
En quête de performance
Pour elle, cette tyrannie, au nom de l’amour libre revendiqué par nos aînés à la fin des années 1960 et ancré dans les mentalités des éducateurs d’aujourd’hui, génère une quête inconsciente de performance. Le hic, c’est que « cette quête justifie d’user de tous les moyens pour y parvenir : l’initiation par la pornographie, mais aussi les travaux pratiques sur celles qui s’y soumettent ». Pour la sexologue, force est de constater qu’à la question « Pourquoi avoir des relations sexuelles ? », les jeunes répondent majoritairement « Pour le plaisir ». « Comment leur en vouloir ? Ils sont nés avec le droit à la contraception, à l’avortement. Le slogan “jouissez sans entrave” n’est pas pour eux une idée abstraite. Alors puisqu’on peut avoir des rapports sexuels sans que la question de l’enfant ne se pose, il n’est pas illogique de pratiquer sans connaître l’autre, sans l’aimer, sans s’engager. Et c’est en cela que les repères ont changé. »
Mais derrière l’idée séduisante de la liberté, la réalité s’avère plus dure à gérer en raison de la pression qu’elle génère chez des jeunes en pleine construction et en quête de repères. « Le sexe libéré, on le voit bien, est devenu terriblement anxiogène. Les jeunes sont des angoissés. Certes, ils n’étouffent plus comme nos aînés sous les interdits, et c’est tant mieux, mais on les a condamnés à choisir en permanence : leur orientation sexuelle, la contraception, les enfants, les amours… Parallèlement, on leur fiche la trouille avec les maladies sexuellement transmissibles dès la cour de récréation, on les exhorte à réussir leurs études, leur vie professionnelle, leur couple, leur bébé, parce qu’il faut être performant. Et tout cela génère une grande angoisse. »
Pilule amère
L’autre grand sujet cher à la philosophe demeure celui de la contraception. Elle a, dit-elle, participé à déresponsabiliser les adolescents et les jeunes adultes. « Les jeunes femmes ont été figées dans un état d’infertilité permanent par la contraception hormonale qui a laissé la place à un autre impératif : jouir. En plus de prescrire un médicament à des jeunes filles en parfaite santé, elle a participé à faire de l’acte sexuel une masturbation, pour le plaisir de l’un/e et éventuellement des deux », dit-elle. Au début des années 2010, des scandales à répétition ont agité les sphères médicales et politiques : des plaintes déposées en masse contre des fabricants de pilules, contraceptif accusé de provoquer de multiples troubles et accidents et de mettre en danger la vie des jeunes filles. L’enjeu est de taille puisque la pilule hormonale s’impose comme le premier moyen de contraception en France. Mais pour la spécialiste, ce n’est pas l’objectif de régulation des naissances qui est en cause, mais bien le moyen : « Agir sur le cycle menstruel en trompant le cerveau, en modifiant le corps, en déséquilibrant un mécanisme aussi fin, en faisant irrémédiablement baisser la libido, c’est inévitablement une option risquée. Et en industrialisant ce procédé, on a non seulement rendu les jeunes dépendants de leurs médecins et de l’emprise pharmaceutique, mais on s’est en outre rendu coupable d’avoir privé les jeunes filles de l’éducation qui leur permet de connaître leur corps. C’est terrifiant de constater à quel point, aujourd’hui, ces connaissances se raréfient. Comment peut-on rendre libre une jeune femme en ne la dotant pas des connaissances qui, seules, peuvent lui permettre de poser des choix fondamentaux ? On tolère que les jeunes femmes se bourrent aux hormones, mais on refuse de manger un poulet qui en porte une petite trace. Il y a là-dedans un grand paradoxe qui embrouille ceux qui sont les premiers concernés. »
Les angoisses du passé
Le malaise, selon la philosophe, vient du manque d’écoute porté aux adolescents, et particulièrement aux adolescentes. « Il n’est pas anormal pour une jeune fille de s’imaginer maman avec un bébé. Ce qui ne signifie pas qu’il s’agisse d’un projet à réaliser tout de suite, mais permet au contraire, avec le temps, de conscientiser, de rationaliser, de mesurer la portée d’un projet de manière à le rendre un jour mûr. Mais avant même qu’elles ne puissent le formuler, on les met sous pilule. Le message sous-jacent, c’est que le bébé est un problème. Et le désir d’enfant devient un désir coupable. »
À qui la faute ? Peu importe. Pour Thérèse Hargot, un seul constat : « Nos aînés ont fui le sujet de l’identité en se réfugiant derrière un discours moralisateur, puis hygiéniste, sur la sexualité. Nous avons ensuite grandi dans une culture du danger lié aux maladies et à l’enfant non désiré menaçant notre bien-être. Mais tout cela n’est qu’un évitement qui nous a doté/es des angoisses des générations passées. Or à l’adolescence, la question n’est pas de savoir comment se met un préservatif : c’est une période de développement personnel où la question fondamentale est celle de l’identité. Et pour que nos jeunes soient libres, encore faut-il leur donner les connaissances du corps, des émotions, de leur gestion, de la communication… »
Romain Rivière