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Je dois en grande partie ma résilience à Suzana », dixit Philippe Croizon, aventurier et quadri-amputé. Suzana, c’est sa moitié, qu’il rencontre de la manière la plus moderne, sur Meetic, en 2006. Une histoire d’amour qui dure depuis bientôt vingt ans, laquelle a permis à Philippe de relever la tête. En 1994, cet ouvrier de 26 ans perd ses deux bras et ses deux jambes alors qu’il monte sur le toit de sa maison à Saint-Rémy-sur-Creuse (Vienne) pour y décrocher une antenne télé. Il se grille aux 20 000 volts de la ligne à moyenne tension.
La rencontre avec Suzana a été un tournant
Déni, déprime… Philippe Croizon passe par nombre de phases jusqu’à vouloir mettre fin à ses jours lorsque sa femme le quitte, sept ans après l’accident. « C’est mon fils (Jérémy, 14 ans à l’époque, ndlr) qui me retrouve en train de vouloir faire une bêtise », nous confie Philippe. Dans ces moments, la famille est là pour vous soutenir, vous épauler. L’humour aussi fait son petit effet, conjugué à l’optimisme. Et puis surtout il y a l’amour : le vrai, l’authentique. Comme celui qui naît, par écran interposé, entre Philippe et Suzana. Malgré les craintes, cette femme courageuse, immigrée portugaise arrivée en France en 1971, se lance, elle aussi, dans l’aventure. Car oui, être aidant n’est pas donné à tout le monde tant cela requiert un mental d’acier. Philippe joue cartes sur table et informe Suzana qu’il n’a ni bras ni jambes… et ni cheveux d’ailleurs ! Tous deux passent leurs nuits au téléphone, et c’est même à distance qu’ils se diront « je t’aime » pour la première fois. Aujourd’hui, la grande famille, recomposée, vit bien. Non pas sans difficultés évidemment, jamais simple de vivre dans l’ombre d’un héros. Ma vie pour deux, un livre exutoire pour Suzana qui témoigne à quel point elle a trop eu tendance à s’oublier. Parce que ses enfants et Philippe sont toujours passés avant elle. Entretien avec deux « guerriers ».
Comment s’est passée votre première rencontre ?
Suzana : Nous nous sommes rencontrés de la manière la plus moderne possible, sur le site de rencontre Meetic ! C’était en 2006. Philippe a d’abord envoyé une photo où l’on voyait simplement son visage, je n’étais pas au courant de son handicap au départ. Il m’a dit « J’ai des cheveux mais le vent a soufflé trop fort et il a tout emporté ! ». J’ai apprécié son humour alors je lui ai répondu : « Si le vent souffle vers moi, je te les ramènerai ».
Philippe : J’enchainais les râteaux sur les réseaux dès lors que je dévoilais mon handicap. Tout se passait bien, mais dès que je parlais de ma quadri amputation bizarrement les relations étaient brutalement stoppées. Je tardais trop avant de tout raconter aux femmes avec lesquelles je discutais, sans doute une erreur. Avec Suzana j’ai agi autrement. Certes on ne voyait que mon visage sur la photo, mais je lui ai rapidement tout expliqué, mon accident et donc mon handicap. Mais aussi mon parcours… J’ai tout lâché ! On passait toutes nos nuits au téléphone, on rigolait bien ensemble, au point de se dire « je t’aime » pour la première fois au téléphone justement. Au bout de trois mois, elle est venue me rejoindre chez moi avec un bouquet de roses à la main. Un cap était franchi.
LES LIVRES
Ma vie pour deux, dans l’ombre du
héros, une femme…
Suzana partage la vie de cet homme pas comme les autres : Philippe Croizon. Quadri-amputé mais non pas moins aventurier, Philippe décide de se lancer le défi de traverser la Manche à la nage ! Pour le soutenir, une femme, Suzana Sabino. Laquelle n’hésite pas à se sacrifier pour qu’il puisse relever l’un des défis d’une vie. Suzana s’oublie, mettant souvent en jeu sa propre santé. Et puis vient ce livre, un bol d’air pour celle qui a longtemps oeuvré dans l’ombre de Philippe, ce héros. Un témoignage palpitant, fort utile pour tous les aidants de France qui ne bénéficient que très rarement de la lumière. À lire aux éditions Arthaud.
L’écriture a aussi joué un rôle de remède pour Philippe, afin de dépasser son accident. Parmi ses livres, citons : Tout est possible (Arthaud, 2023), Plus fort la vie (Arthaud, 2017), ou plus récemment Pas de bras pas de chocolat ! (Les Éditions de l’Opportun, 2024).
Apprendre le handicap de Philippe ne vous a-t-il pas fait douter ?
S : Bien sûr que j’avais des craintes. Mais relation avec une personne handicapée ou pas, on se pose toujours des questions ! Philippe a fait un vrai travail de pédagogie, il m’a tout expliqué car je ne connaissais pas grand-chose au monde du handicap. Alors oui j’ai eu des doutes mais cela ne m’a pas freinée. Les problèmes on les rencontre dans la vraie vie, c’est le quotidien qui nous rappelle que Philippe est handicapé. C’est une gestion supplémentaire. Quand on va à la plage, il faut penser à tout le matériel, le fauteuil roulant…une charge mentale en plus.
Philippe, la charge mentale supplémentaire subie par Suzana, c’est quelque chose que vous ressentez ?
P : Il a fallu l’arrivée de son livre (Ma vie à deux, dans l’ombre d’un héros, ndlr) pour que je prenne véritablement conscience de ce qu’elle a longtemps camouflé. Ses souffrances, le fait de prendre sur soi. Suzana, comme nombre d’aidants, en viennent à se sacrifier, à s’oublier. Et même à mettre leur santé en jeu pour aider les autres, moi en l’occurrence. La vraie guerrière c’est elle. Si Suzana n’avait pas écrit son livre, on ne serait plus ensemble aujourd’hui.
Ce livre, pour vous Suzana, n’a-t-il pas joué le rôle d’exutoire ?
S : Ça a été un déclic. Une façon de me libérer de tout ce que j’avais à dire, tout ce que j’avais enfoui en moi. Quand Philippe s’est lancé le défi de traverser la Manche à la nage, je l’ai soutenu de toutes mes forces. Je le protégeais mais je m’oubliais. Je ne disais pas que j’allais mal… Suis-je légitime, moi, de me plaindre quand vous avez en face de vous quelqu’un comme Philippe, qui s’apprête à traverser la Manche sans bras ni jambes ? C’est une bêtise en réalité, la douleur concerne tout le monde. Je ne prenais plus de temps pour moi, il y avait les enfants d’un côté, puis Philippe, j’étais dans l’ombre. Avec ce livre, j’ai voulu mettre en lumière la douleur et le courage de tous les aidants.
C’est le quotidien qui nous rappelle que Philippe est handicapé
N’est-ce pas difficile de jouer les deux rôles, celui d’aidante, et celui d’aimante ?
S : La frontière est parfois floue. À la maison je me dis que je suis trop aidante et cela a un impact sur notre vie de couple. Ce n’est pas facile de jouer le rôle d’aidante, d’aimante, de coéquipière lors de ses défis… Il est des moments où je me dis : « Suzana, là tu es trop aidante, tu dois retrouver ton rôle de femme » !
Suis-je légitime, moi, de me plaindre quand vous avez en face de vous quelqu’un comme Philippe, qui s’apprête à traverser la Manche sans bras ni jambes ?
Philippe, on a le sentiment que l’arrivée de Suzana dans votre vie a véritablement tout changé.
P : Son entrée dans ma vie a bouleversé ma petite routine. J’avais 37 ans quand je l’ai rencontrée mais je me comportais comme un petit vieux : je dînais tous les soirs à la même heure, j’étais devant la télévision h 24 sans bouger de mon canapé, je prenais mes médicaments… Suzana a tout dépoussiéré ! Elle a fortement contribué à ma résilience. Après l’accident, je suis passé par plusieurs phases, entre déni et dépression. Lorsque ma femme m’a quitté sept ans après l’accident, j’ai voulu mettre fin à mes jours. C’est mon fils, Jérémy, alors qu’il n’avait que 14 ans qui m’a ramassé à la petite cuillère. La rencontre avec Suzana a tout changé. Je ne suis pas un super-héros. On travaille dur tous les jours, et tous les deux avec Suzana. Les gens ne voient que la cerise sur le gâteau, mais derrière combien de fois a-t-on pleuré ensemble…
L’ACTUALITÉ
V.I.P, l’appli signée CroizonEntre le manque de places homologuées pour les personnes handicapées et le manque de civisme de certains automobilistes pressés, les personnes à mobilité réduite ont parfois beaucoup de mal à se garer. « Vous allez vous balader à Paris. Quand vous vous garez et que vous sortez, vous vous dites “pourvu que je n’ai pas un accident de plus” », résume Philippe Croizon avant d’ajouter : « J’ai déjà un véhicule très large et il me faut deux fois sa largeur pour sortir avec mon fauteuil électrique, donc c’est assez compliqué ». Alors, notre aventurier s’est lancé dans une nouvelle mission. Celle d’aider les 500 000 autres détenteurs de la carte Mobilité Stationnement qui, comme lui, aimeraient trouver une place plus rapidement. Le 22 janvier, l’application V.I.P est officiellement sur tous les stores. Comme ses concurrentes, elle fonctionne grâce aux bases de données et à la participation de ses utilisateurs. Une belle initiative qui pourrait même aller plus loin puisque l’entrepreneur entend bien – avec son ami et associé Thierry Garot – répondre à toutes les mobilités (commerces, stations service, plages, toilettes,
etc.).
Parmi ce qui vous a aidé à vous relever : la famille, l’amour… et puis l’humour, l’optimisme ?
P : Je suis né avec deux traits de caractère, l’humour et l’optimisme. Ma grand-mère m’a élevé dans le sérieux et l’amour, et ma mère m’a transmis la connerie ! Elle me déguisait, me faisait monter sur scène… L’accident n’a pas eu raison de mes traits de caractère, je ne suis pas moins optimiste aujourd’hui et j’aime toujours autant déconner. La preuve, je le dis souvent, depuis que j’ai pris 3 fois 20 000 volts je suis devenu distributeur d’énergie positive !
Suzana en revanche paraît plus calme ?
S : Je suis en effet plus calme, plus posée. Même si je sais amuser la galerie quand il le faut ! Mais c’est vrai que notre couple, c’est un peu le yin et le yang. Quand Philippe va trop loin, je sais le tempérer s’il le faut.
Vous êtes ce qu’on appelle une famille recomposée, tout le monde s’entend bien ?
S : J’ai trois filles, Mélodie, Claire et Delphine. Et Philippe a deux garçons, Jérémy et Grégory. Ils sont grands maintenant puisque la plus jeune, Delphine, a déjà 24 ans. Ce n’est pas évident de se voir régulièrement car chacun a sa vie de son côté, mais on a l’occasion de se retrouver lors d’événements comme les anniversaires, Noël, etc. Mais c’est vrai qu’au départ, quand j’ai rencontré Philippe, je culpabilisais car je m’occupais bien plus de lui que de mes propres enfants. Avec le livre, elles ont finalement compris.
J’espère que Paris 2024 va faire sauter les préjugés
P : Jérémy a toujours été très protecteur. Et il devait « valider » Suzana. Car avant elle, c’était lui en réalité mon aidant. Il devait s’occuper de son petit frère, d’un papa dépressif et à moitié con qui a voulu en finir. Mais plus globalement, nos enfants ont bien accroché et s’entendent toujours très bien.
Une question sur l’actualité. Qu’attendez-vous des Jeux de Paris quant à leur impact sur le monde du handicap ?
P : J’espère que Paris 2024 va faire sauter les préjugés. Avant les personnes handicapées étaient considérées comme les assistés de la société, mais tout le monde doit comprendre que l’on veut autant que quiconque travailler normalement, acheter une voiture, une maison. Bref faire comme tout le monde. Pour changer ce regard qu’il peut encore y avoir sur le handicap, je crois beaucoup dans le sport. Les Jeux paralympiques sont là pour ça.
S : Pour une personne handicapée cela reste très difficile de circuler à Paris. Des efforts sont faits sur les taxis (le gouvernement s’est engagé à développer une offre de 1 000 taxis franciliens accessibles aux personnes à mobilité réduite, ndlr), mais tout le monde n’en a pas les moyens. Après, le but n’étant pas de tout critiquer tout le temps, on a trop l’habitude d’insister sur ce qui ne fonctionne pas, mais tant de belles mesures et initiatives existent. Il y a 19 ans, lorsque j’ai rencontré Philippe, il était encore plus difficile de prendre le train ou l’avion dès lors qu’on était en fauteuil roulant. Même si c’est long les choses avancent dans la bonne direction.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
P : Continuer notre petit bonhomme de chemin. Je suis conférencier désormais, j’interviens souvent dans les entreprises qui m’invitent pour resouder les équipes, parler de résilience, revenir sur mon parcours, etc. Je reste engagé à 100 % en faveur d’une société plus inclusive, d’où notamment la dernière application que j’ai lancée avec mon ami Thierry (Garot, ndlr), qui permet de géolocaliser les places de parking réservées aux personnes à mobilité réduite (PMR). C’est par l’action qu’on fait bouger les choses, les projets. Trop d’associations ont un discours négatif et de revendications. Trop d’associations pointent du doigt les villes inaccessibles en oubliant toutes celles qui agissent. On se bat pour les mêmes causes, simplement pas de la même façon.
S : J’ai beaucoup donné alors à moi maintenant de profiter de mes enfants. Je continuerai toujours à me battre pour faire évoluer les conditions des aidants. Au passage, peut-être devrais-je aussi créer une application pour les aidants, ce serait tellement utile. Ils sont nombreux à ne pas être au courant, par exemple, de toutes les aides auxquelles ils ont droit.
DES DÉFIS HORS DU COMMUN
-Traversée de la Manche (2010) Philippe relie les cinq continents en traversant à la nage les détroits de Gibraltar, de Béring, de la Mer rouge et de Papouasie (2012)
– Record de profondeur de plongée pour un amputé des quatre membres (2013)
– Il court le Paris-Dakar en tant que pilote (2017)
Une dernière question pour vous Philippe. Si l’on revient en 1994, quelques jours après l’accident, auriez-vous pu imaginer toutes ces aventures et réussites ?
P : C’était impossible de l’imaginer. Je pars de tellement loin. Tout se fait au jour le jour, étape par étape. La rencontre avec Suzana a été un tournant, qui m’a tant donné d’énergie. Oui quand je me retourne et que je prends conscience de tout ce qui a été accompli… je suis fier. Et si ça devait s’arrêter aujourd’hui, eh bien je me dis une seule chose : ça valait le coup d’en chier.
PROPOS RECUEILLIS PAR GEOFFREY WETZEL ET JEAN-BAPTISTE LEPRINCE.