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« Les jeunes et le handicap ? Le regard change ! »
Traverser la Manche à la nage en 2010, relier tous les continents par les mers à la nage, et bientôt tenter l’aventure du Dakar… Rien n’effraie Philippe Croizon, pourtant touché il y a 14 ans par un terrible accident. Ce père de famille alors âgé de 26 ans est touché par une ligne électrique de 20 000 volts alors qu’il travaille sur son toit à démonter son antenne de télévision, ce qui occasionne un arrêt cardiaque. Les séquelles sont irréparables. Après plus d’une centaine d’opérations dont l’amputation de ses deux bras et deux jambes, Philippe Croizon affronte l’épreuve de sa vie, avec le soutien indéfectible de ses enfants. Rencontre avec un habitué de l’adrénaline, qui change le regard sur le handicap.
Est-ce que vous avez besoin de ces challenges successifs pour avancer dans la vie ?
Non, malgré les apparences je ne fonctionne pas aux défis. Je réalise toutes ces aventures sportives par envie seulement. Mes enfants m’avaient offert un saut en parachute. Dans mon lit d’hôpital, mon attention s’est portée sur un reportage qui traitait de la traversée de la Manche à la nage par Marina Hans, alors âgée de 17 ans, après un premier échec. Une performance avec un taux de réussite de 10 % pour les valides… À ce moment précis, j’ai oublié que j’étais handicapé. Je me suis simplement dit « pourquoi pas moi ? ». Il n’est nulle question de revanche sur la vie. Je suis Philippe avant d’être handicapé, ce n’est pas cette quadri-amputation qui me caractérise. Je prépare actuellement le Dakar parce que j’ai envie de le faire, de traverser les grands espaces à toute vitesse. J’ai relié tous les continents en traversant des mers à la nage pour ne pas me séparer de mes équipes. Car lorsqu’on atteint la rive, tout s’arrête, c’est peut-être la plus grosse déception.
Vous êtes sportif de l’extrême, tantôt chroniqueur sur France 5 pour le Magazine de la santé, tantôt conférencier. Mais avez-vous parfois peur du découragement et de l’échec ?
Il est évident qu’il m’arrive de passer par des phases de doute, plutôt que de découragement. Mais je sais dans ces cas-là que je ne pourrai renoncer parce qu’il y a des gens qui m’accordent toute leur confiance. Les dés sont jetés dès que l’idée est concrétisée, il n’est plus possible de reculer. L’échec fait partie du jeu et il faut l’accepter, mais un sportif de haut niveau ne peut pas y penser tous les jours, il doit le mettre de côté, surtout dans ses phases de préparation.
Pourquoi éprouvez-vous le besoin de raconter ces phases de vie dans des livres ?
J’ai besoin de partager cette ouverture d’esprit, et le support papier me permet de prendre le temps de raconter l’orientation que j’ai suivie depuis l’accident. Jusqu’à mes 26 ans j’ai vécu avec le mot « impossibilité » en tête. Les expériences que j’ai vécues par la suite m’ont montré que le seul obstacle était moi-même, que nous nous fabriquons nos propres barrières. « Si tu avais le choix entre vie d’avant et d’aujourd’hui. Si on te rendait tes bras et tes jambes… Que ferais-tu ? » A cette question que l’on m’a souvent posée, je réponds en affirmant que ma vie est aujourd’hui plus riche et plus sensée. Nous avons tous besoin d’optimisme. Il m’a fallu presque 14 ans pour changer ma vision des choses, arrêter d’attendre que tout vienne à moi. Il faut en finir avec cette attente constante d’aide, de l’État ou des autres. Nous sommes notre seul moteur et il faut nous bouger, tout simplement. Cela ne me pèse pas d’être devenu un modèle. J’aime partager et j’aime la communication. Je suis heureux sur scène. On rigole et on pleure. C’est le sel de la vie. Cela ne me lasse pas…
Avez-vous un conseil à formuler à ceux qui ne se relèvent pas du handicap ?
Je pense qu’il y a un temps pour douter, un autre pour pleurer, crier, puis un autre pour se relever. Ce sont les phases par lesquelles je suis passé. Par la suite le fait de se fixer des objectifs précis fait du bien, sans se poser trop de questions. Le « est-ce que » est destructeur dans ce genre d’entreprise. Il amène le doute, la peur, et les chances de réussite s’amenuisent de 80 % selon moi. Le fait de se laisser entraîner dans le mouvement est important. C’est aussi ce qui permet d’afficher une conviction sans faille pour entraîner avec soi personnes et entreprises. À chaque aventure, 99 % des personnes me disent que c’est fou, irréalisable, impossible. J’ai réussi à me convaincre que l’impossible n’existe pas et à faire confiance aux 1 % qui croyaient en moi pour monter un projet autour d’eux. Un discours qui résonne tant dans les milieux sportifs qu’entrepreneuriaux. Ce « personal branding » fonctionne très peu par mail ou par téléphone. Les arguments ne pèsent qu’à l’aune d’un face-à-face où la détermination et les arguments sont bien plus criants de force. Passionné de Formule 1, je me suis fixé comme objectif de participer à la prochaine édition du Dakar en janvier 2017. Les technologies aujourd’hui me le permettent. Je m’entraîne durement. J’ai décidé de fédérer 500 chefs d’entreprise. Il faut que j’en trouve encore 300. Je démarche toujours de la même manière : je ne parle plus de handicap mais d’aventure. C’est plus fédérateur et cela me motive de savoir que les collaborateurs d’une entreprise sont derrière moi.
Pensez-vous que le regard des gens sur le handicap évolue concrètement ?
J’en parlais encore récemment aux gens de la Matmut, qui m’accompagne. Le regard change indéniablement chez les jeunes. Ils sortent des écoles avec beaucoup moins de préjugés et d’appréhensions. Les lois sur le handicap en entreprise de 2005, ainsi que les actions et la renommée d’artistes en situation de handicap ont changé la donne. Les entreprises qui font appel à moi pour des conférences cherchent d’ailleurs généralement à sensibiliser et rassurer les salariés valides pour ensuite mettre en place une politique liée au handicap, impulsée par le chef d’entreprise. Les gens ont peur de cet univers dont ils ignorent tout. Le but de mes interventions est juste de prouver qu’une personne, même en situation de handicap, est au moins aussi compétente qu’un individu valide – mais qu’il importe de lui faire confiance pour qu’elle s’épanouisse. Je me déplace également dans le monde privé pour expliciter les ficelles de la résilience et ma vision du dépassement de soi. Je ne serais en revanche pas aussi positif sur l’état d’esprit des parents en général. Il est encore courant d’entendre des questions comme « est-ce que mon enfant ne va pas être freiné dans son apprentissage parce qu’un de ses camarades de classe est handicapé » ? Ils ignorent encore les objectifs que doit s’assigner une personne handicapée, et le dépassement personnel exigé. La société va mal et est en quête de repères. Je pense que l’abnégation, l’envie de vivre des personnes handicapées qui se battent, peuvent constituer de vrais modèles. Bien évidemment il faudrait toujours aller plus vite, mais je crois qu’on peut se réjouir : un point de bascule a été franchi en termes de mentalités et de perception du handicap.
Vous êtes chevalier de la Légion d’honneur, récompensé également en tant que « Champion d’honneur » par le quotidien L’Équipe. Le rôle du sport est-il si déterminant ?
Je le crois fermement, car il permet d’augmenter ses capacités de résilience. En Chine, le pourcentage de personnes handicapées qui sont licenciées est de 25 %, contre 1 % en France ! C’est dommage, le sport est un outil primordial de retour à la vie, il est une ouverture aux autres sans commune mesure. Et je crois qu’il faut convaincre les parents – ce sont eux qui font obstacle et pas le jeune, selon les statistiques – des bienfaits et de la fierté que leur enfant handicapé pourra en retirer. Celui-ci n’est pas en sucre, et le fait de parvenir à remplir des objectifs et à se dépasser, avec son schéma corporel particulier, sera dans tous les cas très bénéfique pour lui. Les clubs de valides peuvent aussi freiner les inscriptions parfois, cela changera à l’avenir, sous l’influence de la médiatisation des jeux paralympiques par exemple.
Votre rôle de père a-t-il été modifié suite à l’accident ?
Mes enfants avaient respectivement sept ans et deux mois, l’un m’a donc connu dans ma vie d’avant, l’autre non. Mais je ne crois pas qu’il y a eu de différences par la suite dans notre relation. J’ai aussi reconstruit ma vie avec Suzana qui a trois filles, et cela ne pose pas non plus de problèmes. Les enfants sont curieux au début, ils posent beaucoup de questions, puis se détournent du sujet une fois les réponses obtenues. C’est pourquoi il ne faut pas éluder le sujet lorsqu’un enfant demande « qu’est-ce qu’il (elle) a ? », en montrant du doigt une personne handicapée. Il veut juste comprendre.
Julien Tarby