Le requiem pour l’école de Jean-Paul Brighelli

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Inlassable critique de l’école en France, l’enseignant essayiste controversé pour ses engagements politiques sans logique pérenne signe, quinze ans après sa foudroyante attaque en règle de l’Éducation nationale, la suite de La fabrique des crétins. Peu soucieux de boycotter cet insaisissable professeur, nous avons voulu lui sonder les reins. Entretien sans filet.

Dans les premières pages du livre, vous donnez son signifiant à une phrase que tous les parents de France entendent régulièrement, lorsque l’enfant revient des classes. « Qu’as-tu appris aujourd’hui à l’école? » La sentence est immédiate: « Rien. » Première question un brin provocatrice: nos enfants apprennent-ils encore quelque chose?

Il y a une différence entre ce qui s’enseignait autrefois, les savoirs, et ce qui s’enseigne aujourd’hui, les compétences. Cela ne date pas d’hier: l’école dite « des compétences » a été mise au point entre 2002 et 2004, lorsque François Fillon était ministre de l’Éducation nationale. On a ainsi transformé le savoir en « savoir-faire », « savoir-être », « savoir-communiquer » … Or, il en va du savoir comme de l’amour: à l’instant où vous rajoutez quelque chose, vous perdez du sens. « Je t’aime » est une chose. « Je t’aime bien » en est une autre. Il est évident que lorsque l’on jouait sur le savoir, et donc sur la mise en compétition des élèves, chacun s’essayait à aller vers le plus haut. Actuellement, il s’agit, en raison de l’effet de groupe, d’être aussi médiocre que les autres. Médiocre au sens aristotélicien du terme: mêdèn ágan, rien de trop. Il ne faut pas qu’il y ait quoi que ce soit qui dépasse. Les bons élèves se retrouvent donc stigmatisés.

Le constat d’échec de notre système est désormais largement partagé. Vous pointiez déjà le problème en 2005, il y a 17 ans!

Rien n’a changé, bien au contraire. Nous sommes restés dans la logique de ce qui a été initié dans les années 1970 et 1980. Tout date en réalité de Giscard et du ministre René Haby. En 1974, ils décident de la désastreuse réforme du collège unique. En tant qu’enseignant, ce qui m’intéresse est d’amener chaque élève au plus haut de ses capacités. Le collège unique a tout faussé puisque l’on a mélangé les bons élèves avec ceux qui rencontrent d’immenses difficultés. Les enseignants mettent alors forcément la pédale douce. Et, pour n’humilier personne, il est décidé de niveler sans cesse le niveau vers le bas. Ce mouvement gagne aujourd’hui l’école primaire où il n’y a plus de notes! Tout est remplacé par des codes-couleurs, des sourires, des palinodies… L’élève n’a plus les moyens de situer son niveau. Tout le monde se retrouve « en progrès », selon l’expression désormais consacrée. Et puis on abandonne totalement le redoublement.

D’abord pour des raisons pédagogiques: on explique que tout cela ne sert à rien. Mais ce n’est que pure hypocrisie. La réalité est budgétaire. Au collège ou au lycée, un redoublant coûte 8000 euros par an. Faites le calcul. Lorsque j’ai passé le bac, en 1970, le taux de réussite était de 65 % sur moins de 25 % d’une génération. Actuellement, on a un taux de « réussite » de 85 % de 95 % d’une génération! Il est hors de question de les faire redoubler. On les fait passer, encore et encore, jusqu’au moment où il y a un mur. Dans le passé, le mur, ce fut le certificat d’études, puis le brevet, puis le bac. Tout cela doit être oublié. Désormais, le mur, ce sont les études supérieures, où beaucoup se cassent les dents. Voilà comment on se retrouve à pédaler pour Uber…

La thèse que vous développez dans La fabrique des crétins est vivement préoccupante. Loin d’un effondrement déploré, vous expliquez qu’au fond la classe politique se moque bien des sujets éducatifs et qu’elle se satisfait finalement de la situation.

La réalité, c’est qu’aussi bien à droite qu’à gauche le déclin éducatif n’intéresse pas. Vous savez, leurs enfants, eux, sont à l’abri. Chacun peut le constater ces jours-ci avec l’exemple caricatural de Pap NDiaye. Ses propres enfants sont à l’École alsacienne, institution privée et prestigieuse du centre de Paris. La pépinière des enfants d’oligarques! Ils tiennent un double discours permanent qui correspond à l’école à deux vitesses. La carte scolaire, de toute façon, détermine tout. Voilà pourquoi les prix de l’immobilier s’envolent dans le cinquième arrondissement de Paris. Tandis qu’à Saint-Denis, on parque les jeunes dans des ghettos éducatifs dont ils ne sortiront jamais pour l’immense majorité. Au tri de niveau, les décideurs ont préféré le tri de la classe sociale. Finalement, pour ceux qui nous gouvernent, une élite éduquée de 10 % de la population serait amplement suffisante. Aux autres, on ne donnera que le minimum du minimum.

Il existe en outre une tendance aux airs de péril mortel qui prône l’abandon des règles de grammaire, du vocabulaire, de la conjugaison. Tout cela serait devenu trop compliqué pour nos enfants.

Aujourd’hui, on n’explique plus aux élèves les règles de la langue. On utilise le mot « prédicat », mis en place par Najat Vallaud-Belkacem [réforme de l’orthographe de 2016, ndlr], qui signifie à peu près tout et n’importe quoi. Complément d’objet, complément d’agent, complément circonstanciel, adjectifs… Terminé! Sauf dans les bons établissements, bien entendu. Nous devrions relire George Orwell et l’annexe de 1984, sur ce qu’il appelle la novlangue. Dans le roman, les choses sont bonnes lorsqu’elles sont conformes à la pensée de Big Brother – ou imbonnes. Le reste est interdit car la nuance est politiquement dangereuse.

Ce constat bien sombre peut-il être éclairé par quelques signes d’espoir?

J’ai enseigné douze ans dans les ZEP [Zones d’éducation prioritaire] les plus dures de la région parisienne. Je me souviens de réunions parents-professeurs où les mères, très gentiment d’ailleurs, venaient me voir sans même parler le français. Je crois qu’il faudrait « dépayser », comme l’on dit en droit, les meilleurs élèves de ces quartiers pour les sortir de leur milieu. Étant entendu que peu importe le niveau social, le nombre de très bons élèves et de cancres est constant. Au lycée Thiers à Marseille, où j’ai enseigné pendant onze ans, nous recrutions des élèves des quartiers difficiles pour les aider à obtenir certains concours prestigieux. Ils réussissaient à 50 %: un chiffre énorme! Et ce n’était même pas d’excellents élèves, mais des moyens, très volontaires. Le rêve de ces élèves est simple: « se barrer ». S’arracher à leur milieu d’origine. Surtout chez les jeunes filles, souvent plus travailleuses. Elles savent bien que seule l’école peut les aider à s’en sortir.

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