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Avec plus d’un million et demi de livres vendus, Amélie Nothomb figure parmi les écrivaines francophones les plus populaires de l’Hexagone. Des échecs, pour elle, il y en a de vrais, d’autres qui n’en ont que l’apparence, certains encore qui nous transforment… Rencontre.

Comment définiriez-vous l’échec ?
On peut parler d’échec lorsque notre état de connaissance initial n’a en rien été modifié au terme d’une année scolaire ou universitaire.

En ce sens, avez-vous connu des échecs ?
Je crois que, dans mon cas, on peut parler d’échec avec les mathématiques. J’étais un néant dans cette matière, ce n’est rien de le dire. Je me souviens que, pour réussir les épreuves, je n’avais d’autre choix que d’apprendre par coeur. Sans cela, je n’avais aucune possibilité de m’en sortir. Si les maths sont pour moi un échec, c’est parce qu’en réalité j’aime les mathématiques. Je trouve cela fascinant et suis désespérée d’être à ce point étrangère à la question. Si j’avais pu choisir, je serais très forte ! Il s’agit donc d’une opacité totale non choisie qui me fait souffrir. J’ai l’impression qu’un monde m’est fermé. En plus, j’ai conscience que c’est définitif. Autre domaine dans lequel je suis mauvaise, l’informatique. Mais si je suis un néant en informatique, c’est un peu parce que je l’ai choisi. On ne peut donc pas parler d’échec !

Pourquoi cette austérité face à l’informatique ?
De ma part, c’est de l’antipathie. Mais mon jugement n’est pas sans appel, j’ai bien conscience que l’ordinateur peut rendre des services formidables. Mais dans ma vie à moi, cela ne pourrait pas m’aider. Pire, cela pourrait gravement me gêner. Je n’en ai pas besoin pour écrire mes manuscrits. J’écris à la main et cela convient beaucoup mieux à ma tournure d’esprit. Au fait que je n’apporte pas de correction. Les ordinateurs sont très utiles pour les gens qui corrigent, or je ne corrige pas. J’aime le courrier papier, car dans l’immense majorité des cas, c’est un courrier de tenue contrairement au courrier par Internet. Il y a certainement sur Internet des gens qui correspondent en gardant la même tenue. Mais de ce que j’ai pu en voir, c’est exactement le genre de communication que je n’aime pas : une communication sans valeur, dans laquelle les mots perdent leur prix.

Pensez-vous que certaines situations aient l’apparence d’un échec et ne le sont pas ?
La vie en regorge. Nous avons tous autour de nous des anciens cancres qui n’ont pas le bac et qui gagnent remarquablement bien leur vie.

Vous écrivez trois, sept livres par an pour finalement n’en publier qu’un seul. Les autres sont-ils des échecs ?
Sûrement pas ! Le premier but de l’écriture n’est pas la publication. C’est cet insondable mystère qui est l’objet même de la littérature. Ce n’est pas parce que je ne publie pas un livre qu’il n’est pas littéraire. Je ne les publie pas, simplement parce que je pense qu’ils ne sont pas à partager.

« J’ai envie de donner ce conseil : ne possédez
pas la télé ! Mais j’ai peur d’en demander trop… !« 

Quelles raisons autres que le fait d’être lus ces livres ont-ils d’exister, alors ?
Le principal objet de l’auteur qui écrit, c’est sa quête personnelle. C’est l’élaboration d’un savoir, d’un questionnement. Le simple fait de chercher à formuler les bonnes questions, c’est déjà une œuvre ! Je me mets à écrire un roman quand je me trouve dans une situation d’incompréhension totale vis-à-vis d’un phénomène humain. Il peut s’agir d’un fait extrêmement ténu : une incompréhension de communication, des moments où l’on se sent totalement perdu au milieu de la journée, sans savoir pourquoi. Des moments où l’on a envie de mourir de façon cruciale. Tout cela peut très bien faire l’objet d’un roman. Si suite à l’écriture on a l’impression d’être moins noyé dans cette incompréhension totale, c’est que le but est atteint. Le simple fait d’avoir formulé la question, de ne plus avoir l’impression d’être noyé, totalement submergé, d’avoir mis des mots sur ce qui nous faisait formidablement souffrir donne une raison d’être à l’œuvre.

Vous comparez souvent vos livres à des enfants. Que nous apprennent ces enfants handicapés ou différents qui, apparemment, auraient moins de raisons de vivre que les autres ?
De très nombreux romans que je n’ai pas publiés sont des pierres angulaires de ma réflexion. Ces livres sont tout aussi importants que les autres, parfois même plus. Ils sont un peu comme ces enfants mongoliens. Parfois je me demande si les mongoliens ne sont pas le véritable but de l’humanité. Ce sont des êtres humains tellement plus accomplis que nous ! Notre quête philosophique à tous n’est-elle pas d’être enfin capable de jouir de l’instant présent ? Quels efforts philosophiques nous devons fournir pour y parvenir. Les mongoliens, eux, y parviennent le plus naturellement du monde. Ils sont tout le temps en train de jouir de l’instant présent. N’incarneraient-ils pas, eux, la réussite ? C’est peut-être eux le sel de la terre…

Dans Stupeurs et Tremblements, vous racontez comment, d’interprète, vous êtes devenue dame pipi. Comment avez-vous fait de cet échec apparent un best-seller ?
La grande étape entre cette expérience et la réussite du livre, c’est la publication et non l’écriture. À cette époque, j’écrivais déjà. Mais jamais je n’aurais songé qu’un jour j’aurais le courage de montrer cette écriture à quiconque. Je me disais : il n’y a aucune raison de penser que ce que j’écris vaut quoi que ce soit. Et puis, il y a eu l’échec dans cette entreprise japonaise où j’ai fini dame pipi…

Qu’avez-vous appris à ce poste ?
Cela a été une formidable libération. On n’a plus peur d’être ridicule quand on a été dame pipi pendant sept mois ! On a déjà été tellement pire que ridicule… Non que je trouve les dames pipi ridicules. Je dois dire que j’ai personnellement le plus grand respect pour elles. Si cette expérience avait dû ne servir qu’à m’ouvrir les yeux sur le fait que nous devons traiter les dames pipi comme des duchesses, ce serait déjà bien. Je crois que cette expérience m’a ouvert les yeux sur le fait qu’il ne faut pas craindre d’être ridicule. D’abord parce que ce n’est pas grave d’être ridicule. Ensuite, parce qu’on ne sait jamais ce que sera le regard d’autrui. C’est grâce à cette libération que j’ai enfin osé montrer ce que j’écrivais.

Dans les entreprises japonaises comme dans notre système scolaire, l’esprit d’initiative ou l’imagination peuvent être brimés. Comment ne pas les étouffer ?
Il faut cultiver son jardin et, à côté de ça, accepter de se plier au système. Je pense qu’il faut avoir une vie en marge de l’école. Mais il ne faut pas la dénigrer, on y trouve une certaine nourriture. Bien que ce ne soit pas là qu’on trouvera la meilleure nourriture. Il faut donc penser à se nourrir à côté. Avoir une vie culturelle en dehors de l’école. Vite trouver quels sont ses aliments. Nous avons tous faim ! Pour ma part, j’ai toujours crevé de faim. Et j’ai toujours pensé que l’école n’était pas le bon endroit pour trouver la nourriture dont j’avais besoin. Cette nourriture de l’esprit servie à l’école pouvait, ne serait-ce que par la répulsion qu’elle m’inspirait parfois, m’aiguiller vers d’autres nourritures plus à mon goût.

Vous dites que votre plus grande joie est de savoir que vous avez donné envie de lire. Pourquoi ?
Grâce à moi ils ont établi ou rétabli un accès à la littérature tout entière. Cela me donne l’impression d’être une passeuse, une initiatrice. Non seulement je suis lue, ce qui est un rêve pour un écrivain, mais en plus je suis lue comme un pont, c’est merveilleux.

Comment réconcilier les adolescents avec la lecture ?
La première chose consiste à mettre les livres à leur disposition. Ado, j’en bouffais sans que jamais mes parents aient eu à m’y inviter. Mais il faut dire une chose, c’est que les livres étaient là. Cela a l’air d’aller de soi, mais non. Il faut parler de livres et puis, me semble-t-il, éduquer par l’exemple. Si les parents sont vissés à la télé, comment vont-ils donner envie de lire ? J’ai évidemment envie de donner ce conseil : ne possédez pas la télévision ! Mais j’ai peur d’en demander un peu trop…

Peut-on dire que certains livres exercent sur nous une mauvaise influence ?
Bien sûr. Mais je ne pense pas pour autant qu’il faille opérer une censure. Oui, certains livres font du mal. Mais ce mal peut parfois être intéressant… Les seuls
livres qui font vraiment beaucoup de mal, ce sont les mauvais livres. Un livre nul au point qu’on en sort rempli d’ennui. Il n’y a pas pire mal que refermer un livre en se disant : c’est chiant de lire…

Quel livre a exercé sur vous le plus d’influence ?
Les Jeunes Filles de Montherlant. Un texte d’une très grande qualité littéraire, mais franchement méchant. C’est le livre que j’ai le plus relu dans ma vie. Plus de cent fois. Et je continue à le relire chaque année. Il est pourtant d’une perversité, d’une méchanceté… C’est certainement un livre qui m’a fait beaucoup de mal, et pourtant… J’ai choisi de le lire. Il donne de la femme une image absolument abjecte, mais, en même temps, ces femmes existent. Cela m’a d’ailleurs rendue paranoïaque vis-à-vis de la féminité. Ce livre a certainement fait de moi ce que je suis. Il a certainement beaucoup contribué aussi à tous les problèmes que j’ai traversés pendant mon anorexie. Pour autant, jamais je ne dirais à une adolescente de ne pas lire Les Jeunes Filles de Montherland. Simplement, il ne faut pas y aller à l’aveuglette. Il faut savoir que, lorsqu’on le lit, on s’en prendre plein la figure. Tu es une jeune fille ? Sache que tu vas morfler. Veux-tu morfler ? Si tu veux, lis-le. Si tu ne veux pas, tu as aussi le droit de ne pas morfler…

« Si je maîtrise parfaitement la syntaxe, si mon esprit
est structuré, c’est grâce  au latin et au grec. »

Sur quels critères choisissez-vous ?
Il n’y a qu’une façon de savoir si un livre est bon, c’est de le lire. Rien ne permet de faire l’économie d’une lecture. Dans 99 % des cas, si l’on n’accroche pas dans les trois premières pages, c’est qu’on n’accrochera pas.

Quel regard portez-vous sur les mangas ?
J’ai vécu au Japon et j’ai beaucoup moins d’estime pour les mangas que  la plupart des gens d’ici. Précisons d’abord qu’il y a manga et manga. Certains sont de pures merveilles. Mais pour la très grande majorité, ils sont lus par les gens dans le métro, à Tokyo, quand ils vont au travail. À l’intérieur, c’est du trash, il n’y a rien ! Les Japonais eux-mêmes n’ont aucune estime pour ce qu’ils lisent. Ce qui m’a le plus dégoûtée, c’est la manière dont ils les lisent : avec un regard avide et hypnotisé. En fait, ce n’est même pas lu. On dirait qu’ils cherchent à se vider la tête. Quand j’entends les gens s’extasier devant les mangas, j’ai envie de leur dire que là-bas, c’est du junk !

Quelle élève étiez-vous ?
Jusqu’à mes 11 ans, j’étais première de la classe. Je réussissais avec une facilité déconcertante. J’étais une surdouée et je n’en ai d’ailleurs pas du tout souffert. Un nouveau lieu commun consiste aujourd’hui à plaindre les surdoués… J’ai ensuite suivi ma scolarité à distance et je suis devenue une élève très inégale. Aucun de mes professeurs ne m’a d’ailleurs trouvé le moindre talent en composition française. J’ai toujours été la super-forte en latin-grec, branche que j’ai voulu suivre. C’est un conseil que j’ai envie de donner à tous les parents, même si cela fait réac : oui, le latin et le grec sont utiles. Rien ne m’a autant servi que l’apprentissage de ces langues. Si je maîtrise parfaitement la syntaxe, si mon esprit est structuré, c’est grâce à ça. Je suis pour le rétablissement du latin et du grec. Non seulement par l’étude de la langue elle-même, mais pour l’étude des textes.

Que vous apportent cette connaissance des textes et des auteurs ?
Socrate est un être humain présent quotidiennement dans ma tête. Une de ses phrases me sert quinze fois par jour, chaque fois que je me trouve en situation de fatigue intellectuelle. Parfois je me dis d’un livre que j’ai l’instinct qu’il n’est pas bon… En fait, c’est de la paresse intellectuelle. Cette phrase de Socrate me revient alors : « Ce que je ne sais pas, je ne peux pas non plus le savoir. » Je ne peux pas prétendre savoir que ce livre est mauvais. On ne dira jamais assez à quel point les penseurs grecs nous servent au quotidien. Combien ils nous aident à déclarer la guerre à toutes les formes d’inertie intellectuelle.

Qu’aimeriez-vous dire de plus à nos lecteurs ?
Que je les admire parce que, personnellement, j’ai choisi de ne pas être parent. J’aurais eu tellement peur ! Je les admire parce qu’ils ont tous eu plus de courage que moi.

Propos recueillis par Marie BERNARD.

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