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Chaque mois, des militants de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) écrivent des lettres aux condamnés à mort américains. Une véritable rencontre humaine entre les «hommes hors du monde» et ceux qui se battent pour que la peine de mort et la torture soient abolies.
En 1974, deux femmes protestantes ont entendu le récit glaçant d’un pasteur sur les tortures pratiquées au Vietnam. Elles ont alors décidé d’agir contre cette barbarie et ont fondé l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT). Depuis, l’ACAT se donne pour mission de combattre la torture, lutter pour l’abolition de la peine de mort, protéger les victimes de violences et défendre le droit d’asile. L’association effectue un travail d’enquête, d’analyse, d’assistance juridique et de plaidoyer partout dans le monde.
La force de l’ACAT
« Dès que nous constatons un problème lié à l’atteinte des droits de l’homme, nous commençons à enquêter et récolter des informations fiables. Une fois que l’analyse est finie, nous rédigeons un rapport, une note confidentielle ou une recommandation aux autorités du pays concerné », explique Christina Lionnet, directrice de la communication d’ACAT France. 37 000 adhérents d’ACAT viennent en aide à l’association dans cette mission. Ils envoient des lettres, signent des pétitions, relayent les informations sur les réseaux sociaux, participent aux manifestations, organisent des conférences et projections de films. « Nous avons aussi un dispositif – «L’appel du mois». Il s’agit d’un envoi massif de courriers (entre 40 000 et 60 000 exemplaires) portant la même demande. Ils sont envoyés aux autorités de différents pays dans le but de les interpeller sur le non-respect des droits de l’homme sur leur territoire. Il s’agit de demandes différentes : changer une loi, libérer une personne, améliorer les conditions de détention de quelqu’un, etc. Ces envoies sont effectués par nos militants », indique Christina Lionnet. Certains militants d’ACAT, ayant des connaissances juridiques, assurent aussi, avec les salariés de l’association, la permanence d’accueil des demandeurs d’asile.
L’ACAT agit partout dans le monde. En Asie, depuis la ratification d’un traité d’extradition entre la France et la Chine en 2015, elle surveille les transferts de fugitifs chinois vers ce pays qui mène depuis 2013 une véritable purge politique sous couvert de lutte anti-corruption. En Europe, et plus précisément en France, elle défend le droit d’asile, les victimes de violences policières et surveille les conditions carcérales. En Afrique, l’ACAT intervient notamment en Afrique subsaharienne où elle défend la démocratie. Enfin, sur le continent américain, « au Mexique et en Colombie, nous participons à des projets de lutte contre la torture, le mauvais traitement et les disparitions forfaits. Nous avons également un volet de soutien direct aux victimes et à leurs proches », raconte Anne Boucher, responsable des programmes Amériques. Mais l’ACAT a aussi un autre projet intéressant de lutte contre la peine de mort : la correspondance avec des condamnés à mort américains.
Lettres de France pour les couloirs de la mort
Depuis 1990, environ 255 correspondants, qu’ils soient ou non militants de l’ACAT, soutiennent moralement près de 3 000 condamnés à mort, détenus dans huit États américains. « Plusieurs correspondants français peuvent parrainer le même prisonnier », précise Anne Boucher. Ce sont les détenus qui sollicitent l’association pour faire partie de ce programme. Ils envoient une lettre à l’association dans laquelle ils se présentent. Elle est ensuite envoyée au correspondant français qui leur est attribué par l’association. « Il faut savoir que les conditions dans les couloirs de la mort sont extrêmement difficiles. Les détenus se trouvent la plupart du temps en isolement 23 heures sur 24. Le contact physique leur est interdit donc si leurs proches ne les ont pas abandonnés (c’est souvent le cas), ils peuvent les voir uniquement à travers une vitre du parloir. Avant l’exécution, ils passent en moyenne 15 ans dans ces conditions », explique Anne Boucher. Et d’ajouter : « Dans certains États, les détenus n’ont pas le droit d’avoir de télévision ni de téléphone. Parfois, ils ont seulement une petite radio. Il se peut qu’il n’y ait pas de ventilation dans leur cellule ou au contraire la climatisation est mise très fort. Il y a aussi des réveils toutes les heures et la lumière allumée dans les locaux en permanence. Ces conditions visent à déshumaniser les condamnés. La correspondance est leur seule fenêtre sur l’extérieur ». Les lettres sont écrites en anglais ou en espagnol car beaucoup de condamnés sont hispanophones.
« Nous envoyons aux correspondants différents outils pour les aider dans leur engagement : la liste de conseils et de recommandations ; la situation juridique des condamnés ; le règlement intérieur des prisons ; un lexique de termes juridiques et de la prison ; un manuel pédagogique sur le système judiciaire, la procédure pénale et les couloirs de la mort ; les contacts de ressources juridiques et associatives aux États-Unis ; la filmographique et bibliographie ; un guide d’utilisation du site jpay.com pour qu’ils puissent envoyer de l’argent ou des e-mails. Tous les deux ans, nous organisons des journées de rencontre entre adhérents-correspondants pour qu’ils puissent échanger entre eux », explique Anne Boucher, ajoutant que beaucoup de liens forts se créent entre les détenus et les correspondants.
« On vit pour les relations humaines qu’on a »
Edith est retraitée. Sa maman était une militante d’ACAT, alors à son tour, elle a rejoint l’association. Elle fait partie d’un groupe de huit personnes qui correspondent avec Julius Murphy, détenu au Texas. Pour elle, la parole de Julius, qu’elle connaît depuis 12 ans, est « très forte ». Ses lettres sont souvent remplies de références bibliques. « Il parle beaucoup d’amitié et ne se plaint jamais de ses conditions de détention », raconte la sexagénaire. « Il se sent très proche des gens atteints de maladies graves, car comme lui, ils ne sont pas libres », précise-t-elle.
Voici un extrait d’une lettre écrite par Julius le 13 avril 2014 à l’une des correspondantes du groupe au sujet de leur amie, depuis décédée d’une maladie grave. « Je suis content de savoir que tu as rendu visite à Paulette. Je sais qu’elle peut se sentir très seule dans l’état où elle est, incapable de faire quoi que ce soit sans assistance. Tu dis que tu admires son courage devant la souffrance et l’adversité. Mais il y a de quoi être étonné par la résistance de l’âme humaine, elle ne capitule pas facilement. Quelques fois, il faut des pressions pour éveiller notre volonté intérieure de résister à tout ce qui nous assaille. Beaucoup de gens disent qu’ils admirent quelqu’un capable de faire quelque chose, parce qu’eux n’en seraient pas capables. Ils ne sont même pas conscients de leurs propres ressources quand ils sont confrontés à la souffrance et à l’adversité. Et pourtant, s’ils prenaient seulement le temps de regarder leur vie passée, ils verraient ce qu’ils ont été capables d’accomplir tout seuls ou grâce à l’amour, l’affection et le soutien des autres pendant les épreuves, alors qu’ils se croyaient incapables de faire quoi que ce soit ! On en est tous là, Marie-France, mais certains ont besoin d’aide tandis que d’autres sont ceux qui aident. Le Seigneur met ces gens-là dans nos vies, ils nous font du bien parce que nous pouvons prendre chez eux ce qu’il nous faut dans les moments où nous en avons besoin. C’est une des choses qui rend la vie merveilleuse et c’est pour ça que c’est si dur pour l’esprit humain de renoncer à la vie. On vit pour les relations humaines qu’on a, quand y pense vraiment … »
Pendant plus d’une année, Senda Hassoumi a correspondu avec Robert Lynn Pruett. « Si son exécution n’avait pas été programmée en cours de route nous aurions probablement continué la correspondance durant de nombreuses années », assure cette quadragénaire. « Nos courriers abordaient étonnamment des thématiques tout à fait banales, avec en trame de fond des réflexions plus philosophiques et existentielles. Robert adorait savoir ce que j’avais dîné la veille ou les détails de mes sorties avec mes amis, la description détaillée de lieux où j’étais en vacances, ou encore mes soucis du quotidien. Même s’il était derrière les barreaux, il savait comment me venir en aide avec de bons conseils (et il adorait se rendre utile en ce sens) », se souvient Senda. « Nos tracasseries paraissent tellement futiles aux yeux des condamnés qui n’ont plus aucun investissement personnel dans la vie matérielle, et in fine, les conseils qu’ils nous prodiguent ont un rapport profond avec ce qui nous rattache à l’essentiel de notre existence : l’amour, l’humilité, l’aide que nous apportons à notre prochain, savoir jauger et valoriser au maximum le poids de ces choses-là en toutes circonstances. Eux, qui sont dépourvus de liberté et qui affrontent la mort, ne gardent désormais plus que ces éléments dans le cœur après avoir fait un long travail de repentance et de deuil », précise cette mère de famille.
Elle est d’ailleurs allée au Texas pour rencontrer Robert avant qu’il soit exécuté. « Je voulais absolument rencontrer l’être humain qui se cachait derrière le papier à lettre avant qu’il ne s’en aille à tout jamais. Je voulais lui dire de vive voix ce qu’il avait apporté de positif à ma vie, qu’il m’avait transmis des valeurs fortes et tellement de savoir car oui, je crois pouvoir dire que beaucoup de condamnés à mort deviennent «savants» après avoir passé 20 ans derrière les barreaux en isolation totale », indique Senda, qui voulait surtout accompagner Robert durant ses dernières heures. « J’imaginais la détresse d’un être humain face à l’exécution et les conditions inhumaines dans lesquelles elles étaient effectuées, je ne l’aurais pas souhaité à mon pire ennemi… », confie-t-elle, ajoutant que Robert « a toujours clamé son innocence et qu’aucun élément scientifique ne le rattachait officiellement à la scène du crime ».
Pour elle, la correspondance avec les condamnés à mort a « un sens profond ». « Elle nous pousse à nos limites et nous teste sur divers fronts. Elle nous questionne beaucoup, nous remet en cause et nous secoue. Elle nous fait pleurer, mais aussi beaucoup rire. Il ne faut pas croire qu’un condamné soit triste à mourir ! », note t-elle. « Entre un condamné et son correspondant, les liens sont très intenses, car qui de mieux placé sur terre peut nous conseiller sur notre vie sans nous juger, eux qui l’ont perdue et passé plus de 20 ans à attendre leur exécution. Ils savent désormais quelle est la valeur de la vie et de la liberté… J’ai eu la chance de prendre conscience de la valeur de ma vie assez tôt, en partie grâce à Robert. Quand j’accomplis quelque chose, je me souviens de ses mots de soutien et de ses conseils et je pense à lui qui n’est plus. Je le remercie éternellement. »
Anna Ashkova